Dix-neuf

LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE VI

La famille Mayfair de 1900 à 1929

 

 

LES METHODES DE RECHERCHE AU XXe SIECLE

 

Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction sur la famille au XIXe siècle, nos sources d’informations sur les Mayfair devinrent plus abondantes et plus intéressantes à mesure que les décennies passaient.

A l’approche du XXe siècle, le Talamasca avait toujours ses enquêteurs traditionnels mais engagea également des détectives professionnels. Un certain nombre d’entre eux travaillaient, et travaillent toujours, pour nous à La Nouvelle-Orléans. Ils ont obtenu des résultats excellents, non seulement pour recueillir toutes sortes de commérages mais aussi pour examiner des questions spécifiques dans des archives et interroger des dizaines de gens sur la famille Mayfair, de la même façon qu’un auteur de série noire pourrait le faire aujourd’hui.

Vers la fin du siècle dernier, une autre source précieuse fut mise à notre disposition. Nous pourrions l’appeler, à défaut d’une meilleure expression, la légende familiale. Ainsi, bien que les Mayfair fussent souvent totalement muets sur leurs contemporains et très réticents quant au testament de la famille, ils avaient commencé vers les années 1890 à révéler de petites anecdotes et histoires à propos de leurs aïeux.

Bien entendu, la majeure partie de cette légende est trop vague pour nous être utile et concerne la plupart du temps la grande vie de plantation devenue mythique dans de nombreuses familles de Louisiane et qui ne jette aucun éclaircissement sur nos préoccupations. Quoi qu’il en soit, ces légendes coïncident dans certains cas avec des bribes d’informations que nous avons obtenues d’autres sources.

Une autre forme de commérage qui apparut vers le début du siècle est ce que nous appelons le « commérage juridique », c’est-à-dire celui des secrétaires juridiques, clercs de notaire, juristes et juges qui connaissaient les Mayfair ou travaillaient avec eux, ainsi que les amis et familles de ces divers personnages sans lien de parenté avec les Mayfair.

Les fils de Julien, Barclay, Garland et Cortland, étant tous devenus des juristes distingués, Carlotta étant avocate, une bonne partie des petits-enfants de Julien ayant également fait leur droit, ce réseau de contacts d’origine juridique était bien plus étendu qu’on ne pourrait le supposer. Sans compter que les activités financières des Mayfair étaient si importantes que de nombreux autres juristes s’en occupaient.

Lorsque la famille commença à se chamailler, au XXe siècle, lorsque Carlotta commença à contester la garde de la fille de Stella, lorsque des dissensions éclatèrent quant au testament, les commérages juridiques devinrent une source inestimable de détails passionnants.

 

LE CARACTERE ETHNIQUE D’UNE FAMILLE EN MUTATION

 

Vers 1900, l’identité ethnique de la famille Mayfair connut des transformations.

De souche franco-écossaise, la famille incorpora à la génération suivante le sang hollandais de Petyr Van Abel mais devint ensuite presque exclusivement française.

A compter de 1826, en revanche, à partir du mariage de Marguerite Mayfair avec le chanteur d’opéra Tyrone Clifford McNamara, la branche héritière de la famille commença à pratiquer régulièrement des mariages avec des Anglo-Saxons.

D’autres branches, en particulier les descendants de Lestan et de Maurice, restèrent résolument françaises et quand leurs membres se rendaient à La Nouvelle-Orléans ils préféraient vivre dans le centre avec d’autres créoles francophones, c’est-à-dire dans le quartier français ou à proximité ou sur Esplanade Avenue.

La branche héritière, à partir du mariage de Katherine avec Darcy Monahan, s’enracina dans les beaux quartiers, le très « américain » Garden District. Et, bien que Julien Mayfair (à demi irlandais lui-même) eût parlé français toute sa vie et épousé une cousine francophone, Suzette, il donna à ses trois fils des prénoms bien anglais et une éducation tout américaine. Son fils Garland épousa une fille d’origine germano-irlandaise et Barclay fit de même plus tard. Comme nous l’avons vu plus haut, Mary Beth épousa un Irlandais, Daniel McIntyre, en 1899.

Leur mariage fut célébré en l’église Saint Alphonse et, depuis, tous les baptêmes des Mayfair de First Street ont été célébrés dans ce lieu de culte. Après s’être fait renvoyer des bonnes écoles privées, les enfants Mayfair suivirent les cours de l’école paroissiale de Saint Alphonse pendant de brèves périodes. Certains de nos témoignages sur la famille proviennent d’ailleurs de religieuses et de prêtres catholiques irlandais de cette paroisse.

Après la mort de Julien, en 1914, Mary Beth ne parla plus beaucoup le français, même avec ses cousins francophones, et il se peut que cette langue ait complètement disparu dans la branche héritière. Carlotta Mayfair ne l’avait jamais apprise et il est improbable que Stella, Antha ou Deirdre aient jamais connu plus de quelques mots d’une langue étrangère.

Concernant l’influence de la culture irlandaise sur la famille, il convient avant tout de se rappeler que, chez les Mayfair, la paternité de chacun des enfants n’est jamais certaine. De plus, ainsi que les « légendes » colportées au XXe siècle par les descendants le montreront, les incestes pratiqués à chaque génération n’étaient pas réellement secrets. Néanmoins, l’influence de la culture irlandaise se fait sentir.

Il faut également faire remarquer – pour ce que cela vaut – qu’à la fin des années 1800 la famille prit à son service de plus en plus d’employés irlandais, qui devinrent pour le Talamasca une source d’informations inestimable.

L’engagement de ces Irlandais n’avait rien à voir en soi avec l’origine de la famille. A l’époque, c’était plutôt une sorte de tendance car de nombreux Irlando-Américains vivaient dans ce qu’on appelait Irish Channel ou dans le quartier bordant le fleuve, situé entre les quais du Mississippi et Magazine Street, la limite sud de Garden District. Certains de ces employés étaient des servantes et des garçons d’écurie à demeure. D’autres ne venaient que le jour ou occasionnellement. Dans l’ensemble, ils n’étaient pas aussi dévoués envers la famille que les métis et les Noirs et racontaient bien plus volontiers à l’extérieur ce qui se passait à First Street.

Mais, bien que les renseignements qu’ils avaient fournis au Talamasca soient extrêmement précieux, ils doivent être manipulés avec précaution.

Les domestiques irlandais travaillant dans et autour de la maison avaient tendance à croire aux fantômes, au surnaturel et au pouvoir des femmes Mayfair à provoquer des événements. En bref, ils étaient très superstitieux. C’est pourquoi les récits de ce qu’ils ont vu ou entendu tiennent parfois du fantastique et contiennent souvent des descriptions frappantes et terrifiantes.

Néanmoins, pour des raisons évidentes, ces témoignages ont une grande importance et la majeure partie a pour nous un son familier.

En fin de compte, on peut dire en résumé que, pendant la première décennie de ce siècle, les Mayfair de First Street se considéraient comme irlandais, faisaient souvent des remarques dans ce sens, et apparaissaient pour tous ceux qui les côtoyaient – domestiques et pairs – comme typiquement irlandais dans leur folie, leur excentricité et leur penchant pour le morbide. Plusieurs de leurs détracteurs les avaient baptisés ces « fous furieux d’Irlandais ». Un prêtre allemand de Saint Alphonse était même allé jusqu’à les décrire comme vivant « dans un état perpétuel de mélancolie celtique ». Des voisins et des amis qualifiaient Lionel, le fils de Mary Beth, d’« alcoolique irlandais délirant » et son père, Daniel McIntyre, se voyait attribuer la même étiquette par tous les tenanciers de bars de Magazine Street.

Sans grand risque, on peut dire qu’avec la mort de « Monsieur Julien » (qui était à demi irlandais) la maison de First Street avait perdu ses derniers vestiges de caractère français ou créole. La sœur de Julien, Katherine, et son frère, Rémy, l’avaient déjà précédé dans la tombe, ainsi que sa fille Jeannette. Ainsi, malgré les grandes réunions familiales dont faisaient partie des centaines de cousins francophones, le noyau de la famille était constitué de catholiques irlando-américains.

Cela nous amène à une autre observation capitale : avec la mort de Julien, la famille a sans doute perdu son dernier membre qui connaissait l’histoire des Mayfair. C’est plus que probable. A force de conversations avec ses descendants et de légendes grotesques sur le temps de la plantation, cette hypothèse devient une conviction.

En conséquence, à partir de 1914, les membres du Talamasca enquêtant sur les Mayfair avaient constamment l’impression de mieux connaître la famille que celle-ci ne se connaissait elle-même. Ce fait était pour eux une grande cause de confusion et de tension.

Dès avant la mort de Julien, l’ordre fut amené à se demander de façon cruciale s’il fallait ou non tenter des contacts avec la famille. Après la mort de Mary Beth, cette question devint même déchirante.

Mais nous devons poursuivre notre récit, en remontant à l’année 1891, pour nous concentrer sur le personnage de Mary Beth Mayfair, qui va nous mener jusqu’au XXe siècle. Elle fut peut-être la plus puissante des sorcières Mayfair.

Mary Beth est la sorcière de la famille que nous connaissons le mieux depuis Charlotte. Toutefois, après examen de toutes les informations, elle reste un mystère car sa personnalité ne transparaît qu’à travers des anecdotes rapportées par des domestiques et des amis de la famille.

 

L’HISTOIRE DE MARY BETH MAYFAIR

 

La semaine qui suivit la mort de Marguerite, en 1891, Julien fit transporter les effets personnels de Marguerite de Riverbend à First Street. Il loua deux chariots pour déménager de nombreux bocaux et bouteilles emballés avec précaution, plusieurs malles bourrées de lettres et de papiers divers, quelque vingt-cinq cartons de livres et plusieurs malles au contenu disparate.

Nous savons que les bocaux et les bouteilles intégrèrent le troisième étage de la maison de First Street et aucun témoin contemporain n’en a plus jamais parlé.

C’est à cette époque que Julien s’installa dans une chambre du troisième étage, celle où il mourut, ainsi que Richard Llewellyn nous l’a raconté.

La plupart des livres de Marguerite, dont d’obscurs textes en allemand et en français ayant trait à la magie noire, furent rangés sur des rayons de la bibliothèque du rez-de-chaussée.

Mary Beth reçut l’ancienne chambre de maître de l’aile nord, au-dessus de la bibliothèque, qui, depuis, a toujours été la chambre de la bénéficiaire du testament. La petite Belle, encore trop jeune à l’époque pour montrer des signes de déficience mentale, reçut la première chambre après le hall d’entrée mais, les premières années, elle dormit souvent avec sa mère.

Mary Beth portait régulièrement l’émeraude des Mayfair. Et l’on peut dire que c’est à cette époque que, devenue adulte et maîtresse de maison, elle réalisa sa destinée : la société de La Nouvelle-Orléans commença à s’intéresser à elle et les premières transactions financières portant sa signature apparurent dans les archives publiques à ce moment-là.

Sur de nombreux portraits photographiques, elle porte l’émeraude, et les gens parlaient d’elle avec admiration. De plus, sur beaucoup de ces photos, elle est habillée en homme. En fait, des dizaines de gens ont corroboré le témoignage de Richard Llewellyn selon lequel Mary Beth avait coutume de se travestir et de sortir avec Julien vêtue comme un homme. Avant son mariage avec Daniel McIntyre, ces sorties avaient pour but non seulement les bordels du quartier français mais également une quantité d’activités sociales. Dans les bals, Mary Beth apparaissait souvent en cravate blanche et queue-de-pie.

Bien que la société fût en général scandalisée par un tel comportement, les Mayfair poursuivirent leur chemin grâce à leur argent et à leur charme. Ils prêtaient sans intérêt à ceux que les diverses dépressions d’après-guerre mettaient dans le besoin, faisaient des dons presque ostentatoires aux œuvres de charité et, sous la direction de Clay Mayfair, Riverbend continuait à amasser une fortune avec ses abondantes récoltes de sucre.

Ces premières années, Mary Beth avait provoqué très peu d’inimitié. Même ses détracteurs ne parlaient pas d’elle comme d’une personne vicieuse ou cruelle mais la qualifiaient plutôt de froide, pragmatique, indifférente aux sentiments des autres et masculine.

Cependant, toute forte et de haute taille qu’elle fût, elle n’était pas une femme masculine. Beaucoup de gens la décrivent comme voluptueuse et, à l’occasion même, belle. D’après les photos de cette période, elle présentait effectivement une silhouette séduisante en tenue d’homme. Et plus d’un membre du Talamasca a fait remarquer que contrairement à Stella, Antha et Deirdre Mayfair – ses filles, petites-filles et arrière-petites-filles – qui étaient de délicates « beautés du Sud », Mary Beth ressemblait plutôt à ces pulpeuses vedettes du cinéma américain qui allaient fleurir après sa mort, dont Ava Gardner et Joan Crawford.

Les cheveux de Mary Beth restèrent noirs comme du jais jusqu’à sa mort, à l’âge de quarante-quatre ans. Nous ne connaissons pas sa taille exacte mais elle devait avoisiner le mètre soixante-dix-huit. Elle n’était pas ronde mais bien charpentée et forte et marchait à grands pas. Le cancer qui la tua ne fut découvert que six mois avant sa mort et elle resta une femme « attirante » jusqu’aux dernières semaines de sa vie. Elle disparut alors dans sa chambre de malade et n’en ressortit pas vivante.

Nul doute que Mary Beth n’avait que peu d’intérêt pour sa beauté physique. Toujours bien soignée, et parfois éblouissante en robe de bal et manteau de fourrure, personne ne dit jamais qu’elle était séduisante. En fait, ceux qui la traitaient de « non féminine » parlaient surtout de ses manières directes, de sa brusquerie et de son apparente indifférence envers ses propres charmes.

Il est intéressant de noter que toutes ces caractéristiques – manières directes, pragmatisme, droiture et froideur – seront attribuées plus tard à sa fille Carlotta, qui n’a jamais été la bénéficiaire du testament.

Ceux qui appréciaient Mary Beth et faisaient de bonnes affaires avec elle la qualifiaient de « bon tireur » et de femme généreuse incapable de mesquinerie. Ceux qui ne l’appréciaient pas la traitaient d’insensible et d’inhumaine, ce sera également le cas pour Carlotta Mayfair.

Nous traiterons en détail, un peu plus loin, le sens des affaires de Mary Beth et son appétit pour le plaisir. Disons seulement, pour l’instant, qu’en ces premières années elle fut à l’origine, autant que Julien, du mode de vie de la maison de First Street. Elle organisait elle-même un grand nombre de réceptions et persuada Julien de l’emmener en Europe en 1896, voyage au cours duquel ils firent la tournées des capitales, de Madrid à Londres.

Depuis son enfance, Mary Beth partageait la passion de Julien pour les chevaux et ils montaient fréquemment à cheval ensemble. Ils aimaient aussi le théâtre et allaient voir toutes sortes de pièces, des grandes productions shakespeariennes aux petites pièces locales. Et tous deux avaient le même amour de l’opéra. Plus tard. Mary Beth fit installer un Victrola dans presque toutes les pièces de la maison et écoutait continuellement des disques d’opéra.

Il semble par ailleurs que Mary Beth aimait que la maison soit pleine de gens. Son intérêt pour sa famille ne se limitait pas aux petites réunions intimes. Au contraire, toute sa vie elle ouvrit ses portes aux cousins qui lui rendaient visite.

Quelques récits concernant son hospitalité suggèrent qu’elle aimait avoir les gens sous son emprise et être le centre de toutes les attentions. En fait, on parle plus souvent d’elle comme d’une personne s’intéressant plus aux autres qu’à elle-même. L’absence totale de narcissisme et de vanité chez cette femme reste étonnant pour ceux qui examinent le dossier. La générosité, plus qu’une soif de pouvoir, semble une explication plus appropriée de ses relations familiales.

En 1891, la maisonnée de First Street se composait de Rémy Mayfair, qui faisait bien plus vieux que son frère aîné Julien et dont on disait qu’il se mourait de consomption, ce qu’il fit en 1897 ; des fils de Julien, Barclay, Garland et Cortland, les premiers Mayfair à être envoyés dans des pensions de la côte est où ils furent très brillants ; de Millie Mayfair, la seule des enfants de Rémy qui soit restée célibataire, et enfin, outre Julien et Mary Beth, de leur fille, Belle, dont on disait déjà qu’elle souffrait de déficience mentale.

Vers la fin du siècle, la maison hébergeait aussi Clay Mayfair, le frère de Mary Beth, ainsi que, après la destruction de Riverbend, la malheureuse Katherine Mayfair, sans compter, occasionnellement, quelques cousins.

Mary Beth mourut d’un cancer en septembre 1925 mais on peut affirmer qu’elle changea très peu au fil des années : ses passions et priorités de la fin du XIXe siècle étaient pratiquement restées les mêmes la dernière année de sa vie.

Nous ignorons si elle a jamais eu un ami proche ou un confident hors de la famille, et son véritable caractère est plutôt difficile à décrire. Elle n’a jamais eu la personnalité ludique et aimable de Julien et semblait peu friande de grands drames. Même lors des innombrables réunions de famille où elle dansait et supervisait les séances de prises de vues et le service, on ne l’a jamais décrite comme l’« âme de la soirée ». Elle semble plutôt avoir été une femme forte, calme, aux objectifs bien définis.

Dans quelle mesure ses pouvoirs occultes ont-ils servi ces objectifs ? La question est d’importance. Différentes preuves permettent de s’en faire une idée.

Pour le personnel irlandais de First Street, elle a toujours été une « sorcière » ou une personne ayant des pouvoirs vaudous. Mais leurs récits diffèrent nettement d’autres que nous possédons et doivent être pris avec les précautions d’usage.

Néanmoins…

Les domestiques parlaient souvent des sorties de Mary Beth dans le quartier français pour consulter les prêtresses vaudoues, de son autel dans sa chambre, devant lequel elle vénérait le diable. Ils disaient qu’elle savait quand on lui mentait, où on était allé, où se trouvait chaque membre de la famille et ce que ces gens faisaient à tout instant. De plus, elle n’en faisait aucun mystère.

On disait également que les domestiques noirs se tournaient vers elle quand ils avaient des démêlés avec les prêtresses vaudoues locales, qu’elle savait quelle poudre utiliser ou quelle bougie faire brûler pour conjurer un sort et qu’elle commandait aux esprits. Plus d’une fois, Mary Beth elle-même déclara que le vaudou n’était que cela savoir commander aux esprits et que le reste n’était que folklore.

Une cuisinière irlandaise qui avait travaillé occasionnellement pour la famille entre 1895 et 1902 raconta à nos enquêteurs que Mary Beth lui avait dit qu’il y avait toutes sortes d’esprits et que les plus modestes étaient les plus faciles à commander, que n’importe qui pouvait les invoquer s’il le voulait vraiment ; qu’elle en avait pour garder toutes les pièces de la maison et les objets qui s’y trouvaient et qu’elle conseillait à la cuisinière de ne pas les invoquer. Cela présentait des dangers et il valait mieux les laisser aux gens comme Mary Beth qui pouvaient les voir et les sentir.

— On pouvait les sentir dans la maison, avait affirmé la cuisinière. Et si on fermait les yeux à demi, on pouvait les voir. Mais Mlle Mary Beth n’avait pas à le faire. Elle les voyait très clairement tout le temps, elle leur parlait et les appelait par leur nom.

Nous disposons d’au moins quinze récits différents sur l’autel vaudou de Mary Beth, sur lequel elle faisait brûler de l’encens et des bougies de différentes couleurs et auquel elle ajoutait de temps à autre des statuettes de saints en plâtre. Mais aucun n’indique où il était exactement placé. (Il est intéressant de noter que tous les employés noirs interrogés sur cet autel devenaient immédiatement muets.)

Certaines de ces histoires sont plutôt farfelues. On nous a dit par exemple, et à plusieurs reprises, que Mary Beth ne faisait pas que s’habiller en homme mais qu’elle devenait véritablement un homme quand elle sortait ainsi, avec sa canne et son chapeau. Et aussi qu’elle était assez forte pour envoyer au tapis n’importe quel homme qui s’en prenait à elle.

 

Tôt un matin, alors qu’elle se promenait à cheval sur Saint Charles Avenue sans Julien (il était déjà très malade), un homme aurait tenté de la désarçonner. Elle se serait transformée en homme, aurait à moitié tué le type avec ses poings et l’aurait traîné au bout d’une corde, derrière son cheval, jusqu’au poste de police. « Des tas de gens l’ont vu », nous a-t-on rapporté. Cette histoire se perpétua jusqu’en 1935 dans Irish Channel. Les rapports de police de l’époque mentionnent bien cette bagarre et l’« arrestation du quidam », qui eurent lieu en 1914. L’assaillant mourut dans sa cellule quelques heures plus tard.

L’histoire la plus intéressante de toutes concernant cette période nous vient d’un cocher de fiacre. En 1910, il nous raconta qu’un jour de 1908 il avait pris Mary Beth dans son véhicule dans la rue Royale et que, bien qu’il fût certain qu’elle était montée seule (il s’agissait d’un cabriolet à cheval) il l’avait entendue parler avec quelqu’un pendant tout le trajet. Lorsqu’il ouvrit la porte une fois arrivé à First Street, il vit un bel homme assis à côté d’elle. Ils semblaient en grande conversation mais elle s’interrompit brusquement quand elle vit le cocher et émit un petit rire. Elle lui donna deux belles pièces d’or en lui disant qu’elles valaient bien plus que le prix de la course et qu’il ferait mieux de les dépenser rapidement. Lorsque le cocher leva les yeux pour regarder l’homme descendre de la voiture, il ne vit absolument personne.

Nos archives regorgent de récits de domestiques concernant les pouvoirs de Mary Beth et tous ont un point commun : Mary Beth était une sorcière qui exerçait son pouvoir chaque fois qu’elle, ses biens ou sa famille étaient menacés. Mais, une fois encore, n’oublions pas que ces récits du personnel diffèrent énormément d’autres témoignages que nous avons.

Quoi qu’il en soit, si l’on prend la vie de Mary Beth dans son ensemble, d’autres sources prouvent de façon convaincante ses pouvoirs de sorcellerie.

Pour autant que nous le sachions, Mary Beth avait trois passions dominantes.

La première, mais non la plus importante, était son désir de faire de l’argent et d’impliquer les membres de sa famille dans la constitution d’une immense fortune. Il n’est rien de dire qu’elle connut le succès dans ce domaine.

Pratiquement depuis le début de sa vie, nous avons des traces d’histoires de trésors, de bijoux, de porte-monnaie pleins de pièces d’or inépuisables. D’ailleurs, elle distribuait volontiers des pièces d’or aux pauvres qu’elle croisait. On disait aussi qu’elle leur conseillait toujours de « vite dépenser les pièces » parce que tout ce qu’elle sortait de son porte-monnaie magique y revenait toujours.

En ce qui concerne les pierres précieuses et les pièces, il se peut qu’une étude minutieuse des finances de la famille à partir d’archives publiques et leur analyse par des spécialistes révèle que des apports mystérieux et inexplicables de richesses aient joué un rôle dans toute l’histoire. Mais ce n’est qu’une hypothèse.

Plus pertinente est cependant la question de l’utilisation que Mary Beth faisait de son pouvoir de divination ou de ses connaissances occultes dans ses investissements.

Un simple coup d’œil à ses résultats indique qu’elle était un génie financier. Elle était bien plus intéressée que Julien à faire fructifier sa fortune et possédait de toute évidence la faculté de savoir ce qui allait se passer. D’ailleurs, elle avertissait souvent ses pairs des crises et faillites bancaires imminentes, même si ceux-ci ne l’écoutaient jamais.

En fait, la diversification des investissements de Mary Beth est un défi à toute explication rationnelle. Comme on le disait, elle était « dans » tout : le courtage du coton, l’immobilier, les transports maritimes, les chemins de fer, la banque, le commerce et même, plus tard, la contrebande d’alcool. Elle investissait sans arrêt dans des affaires aventureuses qui se révélaient très fructueuses. Elle était à la base même de la fabrication de plusieurs produits chimiques et d’inventions qui lui rapportaient des sommes faramineuses.

On pourrait même dire que, sur le papier, tout cela était invraisemblable : elle en savait trop, trop souvent et s’en servait trop bien.

La réussite de Julien, tout importante qu’elle fût, peut très bien être attribuée à sa compétence et à son sens des affaires mais, en ce qui concerne Mary Beth, une telle explication est insuffisante. Julien, par exemple, ne s’intéressait pas du tout aux inventions modernes, d’un point de vue investissements en tout cas. Mary Beth, elle, avait une véritable passion pour les gadgets et la technologie et ne fit jamais aucune erreur dans ce domaine. Il en allait de même pour les transports maritimes, dans lesquels Julien n’y connaissait pratiquement rien, alors que Mary Beth s’y entendait parfaitement. De la même façon, si Julien adorait acheter des immeubles, dont des usines et des hôtels, il n’a jamais acheté de terrains non bâtis alors que Mary Beth en avait acquis dans tous les États-Unis et les revendait en réalisant d’énormes bénéfices. En fait, sa façon de prévoir quand et où des villes allaient se développer est parfaitement inexplicable.

Mary Beth était également très douée pour présenter sa richesse sous un jour favorable. Elle montrait juste ce qu’il fallait pour servir ses objectifs. Ainsi, personne ne se posait jamais les questions qui auraient été inévitables si elle avait tout révélé de ses succès. Et, toute sa vie, elle évita la publicité. Son mode de vie à First Street n’a jamais été particulièrement ostentatoire, hormis les automobiles qu’elle avait en tel nombre qu’elle dut louer des garages dans tout le quartier. Très peu de gens connaissaient l’étendue de sa fortune et de ses pouvoirs.

Des faits prouvent qu’elle menait une grande partie de son activité commerciale à l’insu des autres, c’est-à-dire qu’elle avait une kyrielle d’employés qu’elle voyait dans ses bureaux en ville mais qui ne venaient jamais dans son bureau de First Street. Travailler pour elle était un « boulot très juteux », nous raconta un vieil homme qui se souvenait qu’un de ses amis partait souvent faire de longs voyages pour le compte de Mary Beth – à Londres, Paris, Bruxelles, Zurich… –, emportant souvent avec lui d’énormes sommes d’argent. Il voyageait toujours en première classe, descendait dans des hôtels de luxe et Mary Beth le gratifiait souvent de primes. Selon une autre source, Mary Beth faisait souvent de tels voyages à l’insu de sa famille.

Nous avons cinq récits indiquant qu’elle se vengeait des gens qui essayaient de la flouer. D’après l’un d’eux, son secrétaire, un certain Landing Smith, s’était un jour enfui avec une somme de trois cent mille dollars appartenant à Mary Beth. Il avait pris un paquebot pour l’Europe sous un faux nom, convaincu qu’il avait réussi son escroquerie. Après trois jours en mer, il se réveilla au milieu de la nuit et aperçut Mary Beth assise sur le bord de son lit. Elle ne se contenta pas de reprendre l’argent mais se mit à frapper son secrétaire avec sa cravache et le laissa tout ensanglanté sur le sol de la cabine, où le steward le retrouva quelque temps plus tard. Smith lui raconta tout mais Mary Beth et l’argent restèrent introuvables. Cette histoire fut rapportée dans les journaux locaux mais Mary Beth refusa toujours de confirmer ou de nier qu’on lui ait jamais volé quelque chose.

Depuis un drame survenu en 1919, la branche de la famille descendant de Clay Mayfair établie aujourd’hui à New York – est brouillée avec la branche de La Nouvelle-Orléans.

A cette époque, Mary Beth investissait énormément dans le secteur bancaire de New York. Une grave dispute éclata entre elle et un cousin qui, en résumé, ne croyait pas dans le plan d’action de Mary Beth et chercha à le saper à l’insu de sa cousine. Elle fit donc son apparition un jour dans le bureau du jeune homme, à New York, lui arracha les papiers des mains, les jeta en l’air et ils s’enflammèrent. Ensuite, elle l’avertit que, s’il essayait encore une fois de tromper un membre de la famille, elle le tuerait. Le garçon se mit alors à raconter cette histoire à qui voulait l’entendre et ruina ainsi sa réputation et sa vie professionnelle. Les gens pensaient qu’il était fou. Il se suicida par défenestration trois mois après l’apparition de Mary Beth dans son bureau. Aujourd’hui encore, sa famille attribue sa mort à Mary Beth et parle d’elle et de ses descendants avec haine.

Un jour, peut-être, quelqu’un écrira un livre sur Mary Beth Mayfair. Tout est dans les archives. Mais, aujourd’hui, seul le Talamasca sait que Mary Beth a étendu son influence financière et son pouvoir dans le monde entier, qu’elle a bâti un empire financier si immense, si solide et si diversifié que son démantèlement progressif se poursuit encore de nos jours.

Mais le sujet mérite plus d’attention que nous ne pouvons lui accorder. Si des spécialistes se penchaient sur la question, en examinant avec soin les documents publics à la portée de tous, nul doute qu’ils découvriraient un cas important d’utilisation de pouvoirs occultes pendant des siècles aux fins de bâtir une immense fortune. Les pierres précieuses et les pièces d’or n’en représenteraient qu’une part infime.

En conclusion, Mary Beth laissa sa famille bien plus riche qu’elle ne le savait et cette richesse perdure encore aujourd’hui.

La seconde passion de Mary Beth était sa famille. Dès le début de sa vie professionnelle active, elle impliqua ses cousins (ou frères) Barclay, Garland, Cortland et d’autres Mayfair dans ses affaires. Elle les fit entrer dans les sociétés qu’elle avait créées, employait des juristes Mayfair et des banquiers Mayfair dans ses transactions. En fait, dans la mesure du possible, elle préférait employer des Mayfair plutôt que des étrangers et elle pressait les autres Mayfair d’en faire autant. Lorsque sa fille Carlotta alla travailler dans un cabinet juridique n’appartenant pas à la famille, elle fut déçue mais elle ne prit aucune mesure contre la décision de sa fille. Elle dit simplement que Carlotta manquait de bon sens.

Vis-à-vis de Stella et de Lionel, Mary Beth était d’une indulgence notoire et leur permettait de recevoir des amis pendant plusieurs jours d’affilée ou les week-ends. Quand elle était trop occupée pour les accompagner, elle les envoyait en Europe avec un précepteur et une gouvernante. Et elle donnait pour eux des réceptions d’anniversaire au faste légendaire auxquelles d’innombrables parents étaient invités. Elle était tout aussi généreuse envers sa fille Belle, sa fille adoptive Nancy et sa nièce Millie, qui continuèrent à vivre à First Street après sa mort alors qu’elles étaient les bénéficiaires de fonds de placement qui leur permettaient une indépendance financière incontestable.

Mary Beth gardait le contact avec tous les Mayfair du pays et organisa de nombreuses réunions avec ceux de Louisiane.

Les grands dîners de famille étaient courants à First Street. Mary Beth dépensait un argent fou pour avoir les meilleures cuisinières, et de nombreux récits indiquent que les cousins adoraient aller à First Street. Ils aimaient les longues discussions après le dîner et étaient tous personnellement dévoués à Mary Beth qui avait la faculté déconcertante de ne jamais oublier un anniversaire ou une date de remise de diplôme et envoyait toujours à cette occasion des cadeaux en espèces.

Comme nous l’avons déjà dit, Mary Beth aimait beaucoup danser avec Julien dans sa jeunesse. Lors de ces réceptions, elle encourageait jeunes et vieux à danser et engageait parfois des professeurs pour apprendre à ses invités les dernières danses à la mode. Julien et elle amusaient les enfants avec toutes sortes de bouffonneries et, parfois, les orchestres de danse qu’ils engageaient scandalisaient les Mayfair les plus collet monté. Julien mort, Mary Beth dansa moins mais aimait regarder les autres.

Elle n’invitait pas les Mayfair à ces réunions, ils étaient tenus d’y assister, et elle se montrait parfois désagréable vis-à-vis de ceux qui déclinaient ses invitations. Deux incidents témoignent de sa colère contre des cousins qui avaient opté pour le nom de leur père plutôt que pour celui de Mayfair.

Plusieurs amis de la famille nous ont raconté que Mary Beth était à la fois aimée et crainte par ses proches. Tandis que Julien, surtout dans sa vieillesse, était considéré comme adorable et charmant, Mary Beth était considérée comme redoutable.

Plusieurs témoignages montrent qu’elle voyait dans l’avenir mais n’aimait pas utiliser ce pouvoir. Lorsqu’on sollicitait d’elle une prédiction ou un coup de pouce pour prendre une décision, elle prévenait souvent que la « double vue » n’était pas une chose simple et que prédire l’avenir pouvait être « délicat ». Néanmoins, elle le faisait à l’occasion. Par exemple, elle avait annoncé à Maitland Mayfair, le fils de Clay, qu’il mourrait s’il montait dans un avion. Sa prophétie se réalisa. Thérèse, la femme de Maitland, reprocha à Mary Beth la mort de son mari, mais celle-ci se contenta de lui répondre : « Je vous avais prévenus, non ? S’il n’était pas monté dans cette saleté d’avion, il ne se serait pas écrasé avec. »

Les frères de Maitland furent anéantis par sa mort. Ils prièrent Mary Beth d’empêcher de tels drames si elle le pouvait, ce à quoi elle répondit qu’elle pouvait essayer. Une fois encore, elle souligna le côté épineux de la chose. En 1921, le fils de Maitland, Maitland junior, envisagea d’entreprendre une expédition dans la jungle africaine. Sa mère, tout à fait opposée à ce projet, en appela à Mary Beth pour empêcher le garçon de le mettre à exécution ou pour faire une prédiction.

Mary Beth étudia la question pendant un certain temps puis expliqua à sa façon directe que l’avenir n’était pas prédéterminé mais seulement prévisible. Sa prédiction fut que le garçon mourrait s’il allait en Afrique mais que s’il restait des événements encore pires allaient se produire. Maitland junior changea donc d’avis, resta à la maison et périt dans un incendie six mois plus tard. (Le jeune homme, ivre mort, fumait dans son lit.) A ses obsèques, Thérèse demanda à Mary Beth pourquoi elle n’avait pas empêché cette tragédie. Celle-ci répondit d’une façon presque désinvolte qu’elle avait vu ce qui allait se passer mais qu’elle n’avait rien pu faire pour l’empêcher. Il aurait fallu changer la personnalité de Maitland junior et cela n’était pas de son ressort. Toutefois, elle était tout à fait bouleversée par ces événements et souhaitait que ses parents cessent de lui demander de prédire l’avenir.

— Quand je regarde dans l’avenir, aurait-elle dit, je vois à quel point la plupart des gens sont faibles et le peu qu’ils font pour combattre le sort ou le destin. Pourtant, on peut très bien lutter. Mais Maitland ne voulait rien changer.

Elle aurait alors haussé les épaules et quitté le cimetière La Fayette à grandes enjambées, comme à son habitude.

Nous disposons d’innombrables récits sur les prédictions et les conseils de Mary Beth. Ils se ressemblent tous. Elle déconseillait certains mariages et ses recommandations se révélaient toujours judicieuses. Ou alors elle poussait à s’engager dans certaines entreprises qui donnaient des résultats excellents. Mais tout indique qu’elle était très prudente quant à ce pouvoir et ne faisait pas ces prédictions de bon cœur. Un jour, elle s’en ouvrit à un prêtre de la paroisse. Elle lui aurait dit que n’importe quel individu fort pouvait changer l’avenir pour le compte des autres et que cela se produisait tout le temps. Étant donné le nombre d’êtres humains vivant sur cette terre, de telles personnes étaient si rares que prédire l’avenir était d’une simplicité déconcertante.

— Nous avons donc notre libre arbitre, reconnaissez-le, avait dit le prêtre.

— Absolument, et il est essentiel que nous l’exercions. Rien n’est prédéterminé et, grâce à Dieu, il n’y a pas beaucoup de gens forts capables de bouleverser ce qui est établi car il y a autant de mauvaises gens qui apportent la guerre et le désastre que de visionnaires qui font le bien.

Pour ce qui concerne l’attitude des membres de la famille, ceux-ci se rendaient compte que Mary Beth et Julien n’étaient pas comme les autres et, dans les périodes difficiles, hésitaient à s’adresser à eux. Cela signifiait pour eux obtenir des avantages mais aussi contracter des obligations.

Par exemple, une descendante de Lestan Mayfair, enceinte sans être mariée, alla demander l’aide de Mary Beth. Elle reçut une grosse somme d’argent pour s’en sortir avec son enfant mais acquit la conviction, plus tard, que Mary Beth avait causé la mort du père de son enfant.

Un autre Mayfair très apprécié de Mary Beth, fut condamné pour coups et blessures à la suite d’une querelle d’ivrognes dans une boîte de nuit du quartier français. Il déclara ensuite craindre davantage la réprobation et le châtiment de Mary Beth que ceux d’un tribunal. Il fut abattu en tentant de s’évader de prison et Mary Beth refusa qu’il soit enterré au cimetière La Fayette.

Une autre malheureuse jeune fille, Louise Mayfair, enceinte elle aussi hors mariage, mit au monde à First Street sa fille, Nancy (que Mary Beth adopta et reconnut comme un des enfants de Stella). La jeune maman mourut deux jours après la naissance et la rumeur dit que Mary Beth, furieuse du comportement irresponsable de Louise, l’avait laissée mourir seule, sans soins.

Mais les récits sur les pouvoirs occultes ou les exactions de Mary Beth dans le cadre de sa famille sont relativement peu nombreux. Même en tenant compte de la réserve de la famille et de la réticence des Mayfair à parler de la branche héritière, rien ne montre de façon probante que Mary Beth était considérée comme une sorcière par ses cousins. Bien des Mayfair ne croyaient pas aux « ridicules superstitions » colportées par les domestiques, les voisins et, occasionnellement, par des membres de la famille. Ils trouvaient risible l’histoire du porte-monnaie de pièces d’or, disaient que les superstitions du personnel n’était que résurgences des temps révolus de la plantation et se plaignaient des commérages venant du voisinage et de la paroisse.

Une fois encore, précisons que la majorité des récits sur les pouvoirs de Mary Beth nous vient des domestiques.

En résumé, Mary Beth était aimée et respectée par sa famille, ne régissait pas la vie et les décisions des gens, sauf lorsqu’il s’agissait de loyauté envers la famille, et, à part quelques erreurs notables, savait choisir les membres de la famille pour travailler avec elle, ceux-ci lui faisant entière confiance, l’admirant et aimant travailler avec elle. Elle gardait secrètes ses activités étranges vis-à-vis de ceux avec qui elle faisait des affaires et aimait se retrouver en famille.

La troisième grande passion ou obsession de Mary Beth était sa soif de plaisir. Comme nous l’avons vu, Julien et elle adoraient danser, donner des réceptions, aller au théâtre, etc. Elle eut aussi de nombreux amants.

Si la famille est totalement muette sur le sujet, les commérages des employés sont pour nous une abondante source de renseignements. Sans compter les voisins parlant des « beaux garçons » qui se trouvaient là, censés accomplir des tâches pour lesquelles ils n’avaient souvent aucune qualification.

L’histoire racontée par Richard Llewellyn à propos de la Stutz Bearcat offerte au jeune cocher irlandais a été vérifiée tout simplement dans les registres d’immatriculation. Les cadeaux somptueux, parfois des sommes énormes, offerts à ces beaux jeunes gens permettent aussi de penser qu’ils étaient bien les amants de Mary Beth.

Car, sinon, pourquoi aurait-elle fait un cadeau de Noël de 5 000 dollars à un jeune cocher incapable de diriger un attelage ou à un homme de main incapable de manier un marteau ?

Il est intéressant de remarquer qu’en examinant globalement toutes les informations sur Mary Beth nous avons plus de récits sur ses appétits sensuels que sur tout autre aspect de sa personne. En d’autres termes, les récits concernant ses amants, son amour du vin, de la bonne chère et de la danse sont nettement supérieurs en nombre à ceux se rapportant à ses pouvoirs occultes et à ses talents en matière de finances.

Mais en considérant toutes ces descriptions, nous remarquons que, pour l’époque, elle se comportait plus comme un homme que comme une femme, prenant ses plaisirs plutôt à la façon d’un homme, sans se préoccuper de la bienséance et de sa respectabilité. Vu sous cet angle, son comportement n’a en fait rien d’incongru. Mais, à l’époque, les gens ne le considéraient pas ainsi, bien entendu, et trouvaient son amour du plaisir plutôt mystérieux, pour ne pas dire sinistre. Par sa désinvolture vis-à-vis de ses actes et son refus d’attacher de l’importance aux réactions d’autrui, elle accentuait ce côté mystérieux.

Quant à son habitude de se travestir, elle le fit si longtemps et si bien que tout le monde finit par s’y habituer. Dans les dernières années de sa vie, elle sortait souvent en costume de tweed et avec sa canne, se promenait pendant des heures dans Garden District. Elle ne se souciait même plus de relever ses cheveux ou de les dissimuler sous un chapeau. Pour tous, serviteurs et voisins, c’était Mlle Mary Beth qui se promenait, la tête légèrement penchée, à très grands pas, en faisant de petits signes nonchalants à ceux qui la saluaient au passage.

Quant à ses amis, le Talamasca ne sait presque rien sur eux. Celui que nous connaissons le mieux est Alain Mayfair, un jeune parent, encore qu’il ne soit même pas certain qu’il ait été son amant. Il a travaillé pour elle en tant que secrétaire ou chauffeur, ou les deux, de 1911 à 1913, mais il était souvent en voyage en Europe. Il avait à l’époque une vingtaine d’années, était très beau et parlait le français, sauf avec Mary Beth, qui préférait l’anglais. Il semble qu’en 1914 ils eurent un désaccord mais personne ne sait très bien à quel propos. Le jeune homme partit alors pour l’Europe rejoindre les forces armées de la Première Guerre mondiale et mourut au combat. Son corps ne fut jamais retrouvé mais Mary Beth organisa pour lui une cérémonie de commémoration grandiose à First Street.

Kelly Mayfair, un autre parent, travailla aussi pour elle entre 1912 et 1918. C’était un jeune homme d’une grande beauté aux cheveux roux et aux yeux verts (sa mère était d’origine irlandaise). Il s’occupait des chevaux et, contrairement aux autres amants de Mary Beth, s’y entendait fort bien. La seule indication qu’il puisse avoir été son amant est qu’ils dansaient souvent ensemble aux réunions de famille et qu’ils eurent plus tard de nombreuses querelles orageuses entendues par des servantes, des blanchisseuses et même des ramoneurs.

Mary Beth donna à Kelly une somme d’argent faramineuse pour qu’il tente sa chance en tant qu’écrivain. Il s’installa à New York, dans Greenwich Village, travailla quelque temps pour le New York Times et mourut de froid dans un appartement vétuste, ivre mort. C’était son premier hiver à New York et il semblait ne pas en avoir évalué les dangers. Quoi qu’il en soit, Mary Beth fut très attristée par sa mort. Elle fit ramener le corps et l’enterra comme il se devait, en l’absence des parents de Kelly, révoltés par ce qui s’était passé. Elle fit inscrire quatre mots sur la pierre tombale : « Ne crains plus rien ». Il se peut que ce soit une référence au célèbre vers de Shakespeare dans Cymbeline : « Ne crains plus la chaleur du soleil ni la fureur de l’hiver. » Mais elle refusa de s’en expliquer.

Les autres « beaux garçons » qui firent tant parler nous sont inconnus. Des ragots disent qu’ils étaient tous superbes et « pas commodes ». Les servantes et les cuisinières ne les appréciaient guère.

Qui sait ? Mary Beth aimait peut-être seulement les regarder ?

Ce dont nous sommes sûrs, c’est que, du jour où elle l’a rencontré, Mary Beth a aimé Daniel McIntyre, même s’il est tout d’abord entré dans la famille en tant qu’amant de Julien.

Abstraction faite du récit de Richard Llewellyn, nous savons que Julien a rencontré Daniel McIntyre vers 1896 et qu’il a fait d’importantes affaires avec lui, avocat plein de promesses d’un cabinet de Camp Street fondé par son oncle une dizaine d’années auparavant.

Lorsque Garland Mayfair eut terminé son droit à Harvard, il entra dans ce cabinet. Cortland le rejoignit plus tard et tous deux travaillèrent avec Daniel McIntyre jusqu’à ce qu’il fût nommé juge en 1905.

Les photos de Daniel à l’époque montrent un homme pâle, mince, aux cheveux blond-roux. Il était assez beau et avait un air de ressemblance avec Richard Llewellyn et Victor. Les visages de ces trois hommes étaient exceptionnellement beaux et frappants, Daniel ayant l’avantage de posséder des yeux verts particulièrement étincelants.

Daniel McIntyre était issu d’une vieille famille irlandaise, c’est-à-dire d’immigrants arrivés en Amérique bien avant les grandes famines de la pomme de terre des années 1840, et il est peu probable qu’aucun de ces ancêtres ait jamais été pauvre.

Son grand-père, un courtier millionnaire autodidacte, se fit construire dans les années 1830 une magnifique maison dans Julia Street. C’est là que le père de Daniel, Sean McIntyre, le plus jeune des quatre fils, fut élevé. Jusqu’à la crise cardiaque qui l’emporta à l’âge de quarante-huit ans, Sean McIntyre fut un médecin éminent.

Au dire de tous, Daniel était un brillant avocat d’affaires et de nombreux documents d’archives attestent qu’il donna d’excellents conseils à Julien dans diverses affaires. Il le représenta également, avec succès, dans plusieurs procès civils d’importance. Une petite anecdote nous fut racontée plus tard par un des employés du cabinet. Lors d’un de ces procès, Julien et Daniel eurent une grave dispute au cours de laquelle Daniel ne cessait de répéter : « Julien, laisse-moi régler cette affaire légalement ! » Ce à quoi Julien répondait invariablement : « D’accord, si tu y tiens absolument, fais-le. Mais je te dis que je pourrais très bien faire regretter à ce type d’être né ! »

Les archives publiques indiquent par ailleurs que Daniel avait beaucoup d’imagination pour amener Julien à faire ce qu’il voulait et l’aider à découvrir des informations sur les gens qui lui faisaient obstacle dans ses activités professionnelles.

Le 11 février 1897, à la mort de sa mère, Daniel quitta leur appartement des beaux quartiers, dans Saint Charles Avenue, y laissa sa sœur aux bons soins d’infirmières et de servantes et s’installa dans une suite somptueuse du vieil hôtel Saint Louis. Selon les grooms, les serveurs et les chauffeurs de taxi qu’il gratifiait de généreux pourboires, il y mena une vie de roi. Julien Mayfair, son visiteur le plus assidu, passait souvent la nuit dans la suite de Daniel.

Daniel était déjà un gros buveur à l’époque, et de nombreux employés de l’hôtel ont rapporté qu’ils devaient souvent l’aider à monter dans sa chambre. Cortland gardait en permanence un œil sur lui et, plus tard, lorsque Daniel acheta une automobile, il lui proposait toujours de le reconduire chez lui. Il semble que Cortland aimait beaucoup Daniel : il le défendait toujours devant le reste de la famille ce qui, les années passant, devint une tâche de plus en plus ingrate.

Rien n’indique que Mary Beth et Daniel se soient rencontrés pendant cette période. Peut-être gêné par sa liaison avec Julien, il ne semble pas que Daniel soit jamais allé à la maison de First Street, il était probablement plus prude que la plupart des amants que Julien avait eus. En tout cas, il fut à notre connaissance le seul amant de Julien à avoir une carrière professionnelle indépendante.

Quelle que soit l’explication, il rencontra Mary Beth à la fin de 1897, et le récit de Richard Llewellyn est le seul que nous ayons. Sont-ils tombés amoureux comme Llewellyn l’a dit ? Nous l’ignorons, mais ils ont commencé à paraître fréquemment ensemble en société.

Mary Beth avait alors vingt-cinq ans et était extrêmement indépendante. Et ce n’était un secret pour personne que la petite Belle – l’enfant du mystérieux lord Mayfair écossais – n’avait pas toute sa tête. Très douce et très aimable, elle était incapable d’apprendre les choses les plus simples et avait des réactions émotionnelles très fortes pour une enfant de quatre ans. Tout le monde savait qu’elle ne conviendrait pas comme héritière puisqu’elle ne se marierait probablement jamais. La famille en discutait ouvertement à l’époque.

Un autre sujet de conversation grave fut la destruction de la plantation de Riverbend. La maison, construite avant le début du siècle par Marie-Claudette, était située sur un terrain avançant jusqu’au fleuve. Vers 1896, il devint évident que le fleuve allait un jour tout emporter et tout fut tenté en vain pour éviter le pire. Il aurait fallu ériger une digue derrière la maison mais le sol autour de la maison fut petit à petit inondé et, une nuit, la maison sombra dans les marais. En une semaine, il n’y eut plus une trace des splendeurs passées.

Pour Mary Beth et Julien, c’était une véritable tragédie car, entre autres, la pauvre Katherine, la mère de Mary Beth, refusait de partir s’installer à La Nouvelle-Orléans dans la maison que Darcy Monahan avait fait construire pour elle.

Finalement, on lui administra un sédatif pour le voyage mais, nous l’avons déjà dit, elle ne se remit jamais du choc et devint folle, errant dans les jardins, parlant tout le temps à Darcy, cherchant sa mère, Marguerite, et retournant sans arrêt tous les tiroirs, à la recherche d’objets qu’elle disait avoir perdus.

Mary Beth la supportait. Toutefois, un médecin fut scandalisé, un jour, de l’entendre dire qu’elle était heureuse de faire de son mieux pour sa mère mais qu’elle ne la trouvait pas « particulièrement intéressante » et qu’elle aurait aimé que l’on trouve un médicament qui aurait pu la calmer.

Nous ignorons si un médicament fut effectivement administré à Katherine. Elle commença à errer dans les rues vers 1898 et un jeune mulâtre fut engagé uniquement pour la suivre partout. Elle mourut dans son lit, à First Street, dans la nuit du 2 janvier 1905 et, à notre connaissance, aucune tempête ni aucun événement particulier ne marqua son décès. Elle était restée plusieurs jours dans le coma et Mary Beth et Julien se trouvaient auprès d’elle quand elle rendit son dernier soupir.

Le 15 janvier 1899, au cours d’une cérémonie religieuse grandiose, Mary Beth épousa Daniel McIntyre. Jusque-là, la famille avait toujours été fidèle à l’église Notre-Dame mais à partir de cette date elle lui préféra l’église irlandaise de Saint Alphonse.

Nous pouvons affirmer sans grand risque que ce changement fut une idée de Daniel mais aussi que c’était le cadet des soucis de Mary Beth. Elle allait souvent à l’église avec ses enfants et ses petits-neveux. On se demande un peu pourquoi. Julien, lui, n’y mettait jamais les pieds, sauf pour les mariages, les funérailles et les baptêmes.

Le mariage de Daniel et de Mary Beth fut donc célébré en grande pompe. Une réception gigantesque fut donnée dans la maison de First Street et des parents affluèrent de partout. La famille de Daniel, moins importante en nombre que les Mayfair, était là au grand complet. De l’avis de tous, les époux étaient très épris l’un de l’autre, très heureux, et la fête dura jusque tard dans la nuit.

Le couple partit en voyage de noces à New York, puis s’embarqua pour l’Europe, où il séjourna quatre mois, et dut écourter son voyage en mai car Mary Beth était déjà enceinte. En réalité, Carlotta Mayfair naquit sept mois et demi après le mariage de ses parents, le 1er septembre 1899.

Le 2 novembre de l’année suivante, Mary Beth mit au monde Lionel, son seul fils. Et enfin, le 10 octobre 1901, elle donna naissance à son dernier enfant, Stella.

Légalement, ces trois enfants étaient ceux de Daniel McIntyre mais on peut légitimement se demander, étant donné l’histoire de la famille, qui était leur vrai père.

Tout prouve, au vu des dossiers médicaux et des photos, que Carlotta était bien la fille de Daniel. Elle avait hérité non seulement de ses yeux verts mais aussi de sa magnifique chevelure bouclée blond-roux.

Quant à Lionel, s’il avait le même groupe sanguin que Daniel et lui ressemblait un peu, il ressemblait aussi beaucoup à sa mère. Il avait ses yeux sombres et son « expression », qui s’accentua de plus en plus avec l’âge.

Quant à Stella, son groupe sanguin, déterminé lors d’une autopsie superficielle en 1929, indique qu’elle ne pouvait être la fille de Daniel. C’est d’ailleurs le fait que Carlotta ait demandé le groupe sanguin de sa sœur qui attira l’attention du Talamasca sur ce sujet.

Est-il la peine de préciser que Stella ne ressemblait en rien à son père ? En revanche, elle ressemblait à Julien, avec son ossature délicate, ses cheveux noirs bouclés et ses yeux sombres très brillants. Mais comme nous ne disposons pas du groupe sanguin de Julien, nous ne pouvons rien affirmer.

Stella aurait pu être la fille d’un des amants de Mary Beth mais nous ignorons si elle en avait un avant sa naissance. Les commérages concernant les amants de Mary Beth ne commencèrent que plus tard mais cela signifie peut-être qu’à mesure que le temps passait elle se moquait qu’on soit au courant de sa vie intime.

Cortland Mayfair, le second fils de Julien, représente une autre éventualité. Au moment de la naissance de Stella, c’était un jeune homme de vingt-deux ans terriblement séduisant. (Son groupe sanguin, obtenu finalement en 1959, est compatible avec celui de l’enfant.) Faisant ses études à Harvard, il rentrait de temps à autre à First Street, où il revint définitivement en 1903. Tout le monde savait qu’il aimait beaucoup Mary Beth et que toute sa vie il s’intéressa à la branche héritière.

Malheureusement pour le Talamasca, Cortland fut toute sa vie un homme secret et très réservé, même aux yeux de ses frères et de ses enfants. Il adorait lire et était une sorte de génie en matière d’investissements. A notre connaissance, il ne se confiait à personne. Même ses proches ont donné des versions contradictoires de ce qu’il faisait, quand et pourquoi.

Le seul aspect de sa personnalité sur lequel tout le monde s’accorde est son dévouement envers la gestion de l’héritage et sa volonté de faire de l’argent pour lui-même, ses frères, leurs enfants et Mary Beth.

A la mort de Mary Beth, ce fut lui qui empêcha Carlotta de démanteler l’empire financier de sa mère en reprenant la gestion de toutes ses affaires pour le compte de Stella, la bénéficiaire, qui se moquait pas mal de tout cela tant qu’elle pouvait faire ce qui lui plaisait.

De son propre aveu, Stella n’y connaissait rien aux affaires d’argent. Et, contre l’avis de Carlotta, elle plaça ses intérêts entre les mains de Cortland. Avec son fils Sheffield, Cortland continua à gérer la fortune familiale après la mort de Stella.

Mais, pour en revenir aux questions de paternité, d’autres faits tendent à montrer que Cortland était le père de Stella. Sa femme, Amanda Grady Mayfair, avait une profonde aversion pour Mary Beth et toute la famille et n’accompagnait jamais Cortland à First Street. Cela n’empêchait pas Cortland d’y aller tout le temps et d’y emmener ses cinq enfants pour qu’ils connaissent bien sa famille.

Amanda finit par quitter Cortland quand leur dernier fils, Pierce Mayfair, termina Harvard en 1935. Elle quitta La Nouvelle-Orléans et alla s’installer à New York chez sa jeune sœur.

En 1936, Amanda raconta à l’un de nos enquêteurs lors d’un cocktail que sa belle-famille était mauvaise, que si elle disait la vérité sur elle on la prendrait pour une folle et que, malgré l’insistance de ses fils, pour rien au monde elle ne retournerait dans le Sud parmi ces gens. Un peu plus tard dans la soirée, légèrement éméchée, elle demanda à notre enquêteur, dont elle ignorait le nom, s’il croyait que les gens pouvaient vendre leur âme au diable. Elle dit que son mari l’avait fait, qu’il était « plus riche que Rockefeller », elle aussi, ainsi que ses fils. « Ils brûleront tous en enfer un de ces jours, dit-elle. Vous pouvez en être certain. »

Lorsque l’enquêteur lui demanda si elle croyait à ce genre de chose, elle répondit qu’il y avait dans le monde moderne des sorcières qui pouvaient jeter des sorts.

— Elles peuvent vous faire croire que vous êtes où vous n’êtes pas et que vous voyez des choses qui ne sont pas là. C’est ce qu’elles ont fait à mon mari. Et vous savez pourquoi ? Parce que mon mari est un sorcier puissant. J’ai vu moi-même ce qu’il est capable de faire.

Lorsqu’on lui demanda à brûle-pourpoint si son mari lui avait fait du mal, elle dit (à ce parfait étranger) que non. Puis elle se mit à pleurer en disant que son mari lui manquait énormément et qu’elle ne voulait plus parler de lui.

Une autre circonstance indique que Cortland et Stella étaient liés : après la mort de Julien, Cortland emmena Stella et son frère Lionel en Angleterre et en Asie. Cortland avait laissé ses cinq enfants avec sa femme et il semble avoir été l’instigateur de ce voyage. Il s’était occupé de toutes les démarches et s’était arrangé pour ne rentrer à La Nouvelle-Orléans que dix-huit mois plus tard.

Après la Grande Guerre, Cortland quitta à nouveau sa femme et ses enfants pour voyager avec Stella pendant un an. De plus, il a toujours pris le parti de Stella dans les querelles familiales.

En résumé, ces faits ne constituent pas des preuves mais il se peut que Cortland ait été le père de Stella. Toutefois, malgré son grand âge, Julien aurait aussi pu l’être.

Quoi qu’il en soit, Stella fut de loin l’enfant chérie de tous dès sa naissance et Daniel McIntyre l’aima autant que si elle avait été sa propre fille. A-t-il jamais su qu’elle ne l’était pas ?

Nous savons peu de chose de la prime jeunesse des trois enfants. La description de Richard Llewellyn est la plus intime que nous ayons.

A mesure que les enfants grandissaient, on parla de plus en plus de dissensions au sein de la famille. Et quand Carlotta fut envoyée en pension au Sacré-Cœur à l’âge de quatorze ans, tout le monde savait que c’était contre l’avis de Mary Beth et que Daniel, lui aussi, en avait le cœur brisé et aurait préféré que sa fille revienne plus souvent à la maison. Personne ne dit jamais que Carlotta était une enfant heureuse. Mais il est difficile de réunir des informations sur elle car elle est toujours en vie et même les gens qui la connaissent depuis cinquante ans la craignent, redoutent son influence et sont très réticents à parler d’elle.

Toutefois, dès son enfance, Carlotta fut très admirée pour son caractère brillant. Les religieuses qu’elle eut comme professeurs disaient même qu’elle était un génie. Du Sacré-Cœur, elle passa dans un établissement d’enseignement supérieur puis à la faculté de droit de Loyola alors qu’elle était encore jeune.

Lionel, lui, commença à fréquenter l’école à l’âge de huit ans. Il était un enfant calme, avait de bonnes manières et ne causa jamais d’ennuis à personne. On l’aimait bien. Un précepteur à plein temps l’aidait dans son travail scolaire et il fut un élève exceptionnel. Mais il ne noua aucune relation d’amitié en dehors de la famille. Ses cousins étaient ses seuls compagnons de jeux quand il n’était pas à l’école.

L’histoire de Stella fut dès le début très différente. Au dire de tous, c’était une enfant particulièrement attirante et séduisante. Elle avait de doux cheveux noirs ondulés et d’immenses yeux noirs. Quand on regarde les nombreuses photos prises d’elle de 1901 à sa mort en 1929, il est impossible de l’imaginer à une autre époque tellement elle était de son temps, avec ses fines hanches de garçon, sa petite bouche rouge et ses cheveux bouclés.

Sur les premières photos, elle est une petite tentatrice à la peau blanche, espiègle et attendrissante.

La nuit de sa mort, selon les nombreux témoins oculaires, elle était une femme fatale au pouvoir inoubliable, dansant un charleston endiablé dans sa jupe courte frangée et ses bas scintillants, dardant sur tout le monde ses immenses yeux. Dans la pièce, les hommes ne pouvaient détacher leurs yeux d’elle.

Lorsque Lionel fut envoyé à l’école, Stella supplia qu’on lui permette d’y aller aussi. C’est en tout cas ce qu’elle dit aux religieuses du Sacré-Cœur. Mais après trois mois d’externat elle fut renvoyée parce qu’elle faisait peur aux autres élèves. Elle lisait dans les pensées et aimait démontrer ce pouvoir, pouvait gifler les gens sans les toucher, avait un sens de l’humour imprévisible et riait de ce que disaient les religieuses en prétendant que c’étaient des mensonges flagrants. Sa conduite mortifiait Carlotta, qui n’avait aucun contrôle sur elle. Elle adorait Stella et fit tout ce qu’elle pouvait pour la persuader de se tenir correctement.

Stella suivit ensuite les cours de l’Ursuline Academy, suffisamment longtemps pour y faire sa première communion. Mais elle fut renvoyée peu après, pour des motifs sensiblement identiques. Cette fois, apparemment, elle fut accablée car elle s’amusait beaucoup à l’école et n’aimait pas rester à la maison toute la journée avec sa mère et oncle Julien qui disaient toujours qu’ils étaient occupés. Elle avait envie de jouer avec d’autres enfants. Sa gouvernante l’ennuyait. Elle avait envie de sortir.

Elle fut ensuite inscrite dans quatre écoles privées successives, ne passant pas plus de trois ou quatre mois dans chacune. Finalement, elle se retrouva à l’école paroissiale Saint Alphonse où elle était la seule des élèves irlando-américaines à se rendre chaque jour en classe en Packard avec chauffeur.

La sœur Bridget Marie, une femme d’origine irlandaise qui mourut à quatre-vingt-dix ans à l’hôpital de la Pitié de La Nouvelle-Orléans, se souvenait bien d’elle, même cinquante ans plus tard. En 1969, elle me raconta que Stella Mayfair était une sorte de sorcière.

A l’école Saint Alphonse, elle fut encore accusée de lire dans les pensées, de rire quand les gens lui mentaient, de faire voler des objets et de parler à un ami invisible, un « familier », selon les propres mots de sœur Bridget Marie, qui faisait tout ce qu’elle voulait, dont retrouver des objets perdus et faire voler des objets dans les airs.

Mais Stella ne manifestait pas ces pouvoirs en permanence. Parfois, elle essayait de se retenir pendant de longues périodes. Elle adorait la lecture, l’histoire et l’anglais. Elle aimait jouer avec les autres petites filles dans la cour de l’école de Saint Andrew Street et elle aimait beaucoup les religieuses.

Celles-ci furent séduites par la fillette. Elles la laissaient entrer dans le jardin du couvent pour cueillir des fleurs avec elles ou l’emmenaient dans le parloir après les cours pour lui apprendre la broderie, pour laquelle elle était très douée.

— Elle n’était pas méchante, je dois le reconnaître. Et si elle l’avait été, elle aurait été un monstre. Dieu sait les horribles choses qu’elle aurait pu inventer ! Je ne crois pas qu’elle voulait réellement causer des ennuis. Mais elle prenait un malin plaisir à exercer ses pouvoirs. Elle aimait contempler les regards d’étonnement des gens à qui elle racontait leurs rêves de la nuit précédente.

« Et puis elle se jetait à corps perdu dans certaines activités. Par exemple, elle se mettait à dessiner toute la journée pendant des semaines puis elle jetait les crayons et n’y retouchait plus jamais. Ou alors la broderie. Elle faisait des choses adorables mais s’énervait à la moindre erreur et jetait les aiguilles en disant qu’elle ne broderait plus jamais. Je n’ai jamais vu une enfant aussi changeante. C’était comme si elle cherchait quelque chose auquel elle pourrait se consacrer entièrement mais qu’elle ne trouvait jamais.

« Ce qu’elle adorait faire, et dont elle ne se lassait jamais, c’était raconter des histoires aux autres filles. Elles se rassemblaient autour d’elle et restaient suspendues à ses lèvres jusqu’à ce que la cloche sonne. Mais c’étaient de drôles d’histoires : des histoires de fantômes dans de vieilles maisons de plantation pleines d’horribles secrets, où des gens étaient assassinés, et des histoires de vaudou dans les îles. Elle connaissait aussi des histoires de pirates. C’étaient les pires de toutes. Tout avait un tel accent de vérité quand on l’écoutait ! Pourtant, ce ne pouvaient être que des inventions ! Qu’aurait-elle pu connaître des pensées et des sentiments d’un groupe de pauvres types prisonniers sur un galion quelques heures avant qu’une brute de pirate ne les précipite à la mer ?

« Mais les autres filles faisaient des cauchemars à cause de toutes ces histoires et les parents venaient nous voir pour nous demander où leur fille avait entendu de telles horreurs.

« Nous passions notre temps à appeler Mlle Mary Beth pour lui demander de la garder quelques jours à la maison. Grâce à Dieu, de temps en temps elle en avait assez de l’école et disparaissait plusieurs mois de suite.

« Et puis un beau malin, vers les 10 heures – elle ne se souciait pas beaucoup des horaires de l’école –, la limousine faisait son apparition au coin de Constance et de Saint Andrew et Stella en sortait, avec son petit uniforme. Une vraie poupée ! Elle apportait un sac rempli de cadeaux joliment enveloppés pour chacune des sœurs, qu’elle connaissait toutes par leur nom et embrassait tout le monde. « Sœur Bridget Marie, murmurait-elle à mon oreille, vous m’avez manqué. » Alors j’ouvrais la boîte et j’y trouvais – c’est arrivé plus d’une fois, je vous l’assure – une petite chose que j’avais toujours voulu avoir. Une fois, c’était un petit Enfant Jésus vêtu de soie et de satin, une autre le plus magnifique des rosaires, tout de cristal et d’argent. Quelle enfant ! Quelle enfant étrange, surtout !

« Mais, c’était la volonté de Dieu, elle finit par ne plus jamais venir. Elle avait une gouvernante à domicile qui lui donnait des leçons et je crois qu’elle en a eu assez de Saint Alphonse. On disait que le chauffeur pouvait l’emmener où elle voulait. Lionel non plus n’est jamais allé dans l’enseignement supérieur, si je me rappelle bien. Il a commencé à aller et venir avec Stella et je crois bien que c’est vers cette époque que le vieux Monsieur Julien est mort.

« Si vous saviez comme elle a pleuré à son enterrement ! Nous ne sommes pas allées au cimetière, bien entendu. Aucune des sœurs n’y allait à l’époque, mais nous avons assisté à la messe. Stella était effondrée, sanglotait, et Carlotta la soutenait. Vous savez, après la mort de Stella, tout le monde a dit que Carlotta ne l’avait jamais aimée. En tout cas, elle n’a jamais été méchante avec elle. Jamais. Je me rappelle qu’à la messe d’enterrement de Julien elle soutenait sa sœur qui pleurait toutes les larmes de son corps.

« Mlle Mary Beth était comme en transes. C’est un profond chagrin que j’ai lu dans ses yeux quand elle s’est avancée dans l’allée derrière le cercueil. Elle avait ses enfants auprès d’elle. Son regard était absent. Son mari n’était pas là, bien sûr. Le juge McIntyre n’était jamais là quand elle avait besoin de lui. C’est du moins ce que j’ai entendu dire. Il était ivre mort depuis que le vieux Monsieur Julien nous avait quittés. Au point qu’on avait beau le secouer dans tous les sens et l’asperger d’eau froide, on n’a pas réussi à le réveiller. Le jour des obsèques, il était je ne sais où. On m’a dit qu’on avait dû le ramener d’une taverne de Magazine Street. C’est un miracle qu’il ait vécu aussi longtemps !

Quelques mois après la mort de Julien, Lionel interrompit ses études et partit pour l’Europe avec Stella, Cortland et Barclay. Ils traversèrent l’océan sur un grand paquebot de luxe quelques mois seulement avant que n’éclate la Grande Guerre.

Voyager en Europe se révélant impossible, ils passèrent plusieurs semaines en Ecosse, visitèrent le château de Donnelaith puis partirent pour des contrées plus exotiques. En prenant des risques considérables, ils réussirent à atteindre l’Afrique, passèrent quelque temps au Caire et à Alexandrie, puis partirent pour l’Inde. Au fur et à mesure de leur périple, ils envoyèrent chez eux des caisses entières de tapis, de statues et autres objets d’art.

En 1915, las de voyager et s’ennuyant de sa famille, Barclay quitta les autres et risqua sa vie pour retourner en bateau à New York. Le Lusitania venant d’être coulé par un sous-marin allemand, la famille tout entière fut très inquiète pour Barclay, qui fit cependant son apparition à First Street, un beau matin, avec plein d’histoires fabuleuses à raconter.

Six mois plus tard, les conditions de voyage n’étaient pas plus favorables lorsque Cortland, Stella et Lionel décidèrent de rentrer à leur tour. Heureusement, des paquebots de luxe continuaient à assurer la traversée, malgré le danger, et le trio rentra sans encombre à La Nouvelle-Orléans juste avant Noël 1916.

Stella avait alors quinze ans.

Sur une photo prise cette année-là, Stella porte l’émeraude. Tout le monde savait qu’elle était l’héritière. Il semble que Mary Beth était particulièrement fière d’elle. Elle l’appelait l’« intrépide » et, bien que déçue du refus de Lionel de retourner à l’école pour entrer ensuite à Harvard, elle paraissait avoir accepté tous ses enfants. Carlotta avait son propre appartement dans une des dépendances et se rendait chaque jour à l’université de Loyola dans une voiture avec chauffeur.

La loyauté caractérisant les membres de la famille nous a rendu la tâche difficile : nous avons eu du mal à déterminer ce que les cousins pensaient de Stella et s’ils étaient au courant des problèmes qu’elle avait eus à l’école.

Toutefois, de nombreux témoignages indiquent que Mary Beth disait aux domestiques que Stella était l’héritière désignée ou que Stella hériterait de tout. Par deux fois, il est fait mention dans nos archives, hors contexte, de la phrase : « Stella a vu l’homme. »

Nous ignorons si Mary Beth s’est jamais expliquée sur cette étrange affirmation. Nous savons seulement qu’elle était adressée à une lingère du nom de Mildred Collins et à une domestique irlandaise appelée Patricia Devlin.

Quoi qu’il en soit, il semble que Mary Beth ait eu l’habitude de faire ce genre de remarque devant des domestiques. Et nous avons le sentiment que dans ces instants elle leur confiait quelque chose que, peut-être, elle ne pouvait ou ne voulait confier à des gens de sa condition.

Et il est fort possible que Mary Beth ait également fait cette sorte de remarque à d’autres car, pendant les années 20, de vieilles gens d’Irish Channel étaient au courant pour « l’homme ». Deux sources différentes ne suffisent pas à déterminer le bien-fondé de cette « superstition » à propos des femmes Mayfair, selon laquelle un « esprit ou allié de sexe masculin » les aiderait dans leur pratique vaudoue ou leur sorcellerie.

Ce que nous savons à coup sûr, c’est qu’il s’agit de Lasher. Que savons-nous de lui ?

Il est possible, par exemple, que l’héritière de chaque génération doive manifester son pouvoir en voyant « l’homme » hors de la présence de la sorcière qui la précède. Et devait-elle de son propre gré rapporter ce qu’elle avait vu ?

Une fois de plus, nous mesurons ici l’insuffisance de nos connaissances.

Ce que nous savons, en revanche, c’est que les gens qui connaissaient « l’homme » et en parlaient ne faisaient pas forcement le lien entre lui et la silhouette aux cheveux noirs qu’ils auraient personnellement vue. Ils ne faisaient même pas le rapport entre lui et le personnage mystérieux aperçu un jour dans le fiacre de Mary Beth, car les récits proviennent de sources tout à fait distinctes et personne n’a jamais fait le rapprochement, à part nous.

Mais revenons-en à la chronologie. Après la mort de Julien, Mary Beth était à l’apogée de son influence financière et de ses projets. Or la perte de Julien semble l’avoir beaucoup éprouvée car, pour la première fois, la rumeur la disait « malheureuse ». Mais cela ne dura pas. Son calme légendaire semble avoir repris le dessus bien avant que ses enfants ne reviennent de l’étranger.

Nous savons qu’elle s’est disputée avec Carlotta lorsque cette dernière est entrée chez Byrnes, Brown et Blake, le cabinet d’avocats dans lequel elle travaille encore aujourd’hui. Mais, finalement, Mary Beth accepta la décision de sa fille de travailler « en dehors de la famille » et fit entièrement rénover son petit appartement. Carlotta y vécut pendant des années, allant et venant sans devoir passer par la grande maison.

Dès le début de sa carrière, elle acquit la réputation d’être une brillante juriste. Mais elle n’avait aucune envie de mettre les pieds dans un tribunal et, aujourd’hui encore, elle travaille dans l’ombre des avocats du cabinet.

Ses détracteurs l’ont qualifiée de « rien de plus qu’une employée très appréciée ». En fait, il est plus que probable qu’elle soit devenue la « charpente » de Byrnes, Brown et Blake. Elle est au courant de tout et, si elle disparaissait, le cabinet aurait du mal à la remplacer.

Bien des avocats de La Nouvelle-Orléans ont dit qu’avec Carlotta ils en avaient appris bien plus qu’à l’université. En résumé, on peut dire qu’elle n’a jamais cessé d’être une avocate civile brillante et efficace ayant une connaissance fantastique et totalement fiable du droit des affaires.

En dehors des problèmes avec Carlotta, la vie de Mary Beth se poursuivit ainsi presque jusqu’à la fin. Même l’alcoolisme de Daniel McIntyre ne semble pas l’avoir beaucoup affectée. Selon la famille proche, Mary Beth fut extrêmement gentille avec son mari les dernières années de leur vie.

A partir de cet instant, l’histoire des sorcières Mayfair est véritablement celle de Stella. Nous reviendrons plus tard sur la maladie et le décès de Mary Beth.

 

DE MARY BETH A STELLA

 

Mary Beth continua donc il se consacrer à ses trois grandes passions. Pendant ce temps, les incartades de sa fille Stella se firent de plus en plus fréquentes. A l’âge de seize ans, Stella était devenue un personnage à scandale pour la bonne société de La Nouvelle-Orléans. Elle conduisait ses automobiles comme un casse-cou, buvait dans les bars clandestins et dansait jusqu’à l’aube.

Pendant huit ans, elle vécut dans la plus grande frivolité, sans s’inquiéter le moins du monde des affaires financières de sa famille, ne pensant ni au mariage ni à l’avenir. A l’inverse de sa mère, calme et mystérieuse, Stella était la plus insouciante, la plus extravagante et la plus audacieuse des sorcières Mayfair et la seule dont l’unique souci était de s’« amuser ».

On dit que Stella se faisait continuellement arrêter pour excès de vitesse ou tapage nocturne et que « Mlle Carlotta arrangeait tout ». Des rumeurs disent que Cortland en avait parfois assez de sa « nièce » et l’exhortait à mieux se conduire et à mieux s’occuper de ses « responsabilités ». Mais Stella n’avait aucune espèce d’intérêt pour l’argent ou les affaires.

Une secrétaire de Mayfair & Mayfair a décrit en détail l’une des visites de Stella au bureau : elle est apparue dans un manteau de fourrure fringant, avec de très hauts talons, une bouteille de whisky de contrebande dans un sac en papier, qu’elle a bue au goulot tout au long de la réunion, éclatant de rire chaque fois que l’on prononçait une phrase en jargon juridique compliqué.

Cortland semblait être sous le charme mais un peu fatigué de toutes ces démonstrations. Il lui assura qu’il s’occuperait de tout.

En 1921, Stella fut enceinte. De qui ? Personne ne le saurait jamais. Il se peut que ce soit de Lionel. C’est en tout cas sur lui que portèrent les soupçons à l’époque.

Quoi qu’il en soit, elle annonça purement et simplement qu’elle n’avait pas besoin de mari, que le mariage en général ne l’intéressait pas et qu’elle aurait son bébé. Elle avait l’air enchantée à l’idée d’être mère et décréta que l’enfant s’appellerait Julien si c’était un garçon et Antha si c’était une fille.

Antha naquit en novembre 1921. Des tests sanguins montrent que Lionel pouvait très bien être son père. Mais elle ne lui ressemblait pas du tout.

En 1922, la guerre terminée, Stella déclara qu’elle voulait faire ce grand tour d’Europe dont elle avait été frustrée lorsque la guerre avait éclaté. Avec une gouvernante pour le bébé, un Lionel réticent (il avait appris le droit avec Cortland et n’avait pas envie de partir) et Cortland, content de s’éloigner de son travail, malgré la réprobation de sa femme, la joyeuse compagnie passa une année complète en Europe.

Selon les descendants de Cortland, ce grand tour ne fut, du début à la fin, qu’une immense beuverie. Stella et Lionel jouèrent pendant des semaines au casino de Monte-Carlo. Ils descendirent dans les meilleurs hôtels d’Europe, visitèrent des musées et de vieilles ruines, emportant toujours avec eux des bouteilles de bourbon. Aujourd’hui, les petits-enfants de Cortland parlent encore des lettres que leur grand-père envoyait chez lui, pleines de descriptions humoristiques. Il envoya d’innombrables cadeaux à sa femme, Amanda, et à ses fils.

Un drame se produisit pendant le voyage. La gouvernante qui s’occupait d’Antha souffrit d’une « attaque » en Italie et fit une grave chute dans des escaliers à Rome. Elle mourut à l’hôpital quelques heures plus tard. Cette femme s’appelait Bertha Marie Becker.

Or, avant de mourir, elle parla beaucoup au médecin qui la soigna et au prêtre qui arriva un peu plus tard. Elle leur dit que Stella, Lionel et Cortland étaient des « sorciers », qu’ils étaient « mauvais », qu’ils lui avaient jeté un sort et qu’un « fantôme » voyageait avec eux. C’était un homme sombre qui apparaissait près du berceau d’Antha à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Elle raconta que le bébé pouvait faire apparaître l’homme et riait de plaisir quand il était penché au-dessus d’elle, que l’homme ne voulait pas être vu de Bertha et que c’était lui qui avait provoqué son accident en la traquant à travers la foule.

Le médecin et le prêtre en conclurent que Bertha, employée illettrée, était une démente. Le docteur précisa dans son témoignage que les employeurs de la jeune femme, des gens très aimables et très aisés, n’avaient épargné aucune dépense pour qu’elle soit bien traitée, qu’ils étaient très affectés par son état et qu’ils avaient pris toutes les dispositions pour que le corps soit rapatrié.

A notre connaissance, personne ne fut au courant de cette histoire à La Nouvelle-Orléans. La mère de Bertha ne soupçonna apparemment rien lorsqu’on lui apprit que sa fille était morte après avoir fait une chute. Elle reçut de Stella une grosse somme d’argent et, en 1955, les descendants de la famille Becker en parlaient encore.

En dépit de cette tragédie, les Mayfair ne rentrèrent pas chez eux. Cortland écrivit une lettre très triste pour relater les faits à son épouse et à ses fils et expliqua qu’il avait engagé une « charmante Italienne » et qu’elle s’occupait mieux d’Antha que la pauvre Bertha.

Cette Italienne, âgée d’une trentaine d’années, s’appelait Maria Magdalena Gabrielli. Elle rentra à La Nouvelle-Orléans avec la famille et fut la gouvernante d’Antha jusqu’à ce que la fillette eût neuf ans.

Nous ignorons si elle a vu Lasher. Elle vécut à First Street jusqu’à sa mort et ne parla jamais à personne en dehors de la famille. On dit qu’elle avait reçu une très bonne éducation, qu’elle savait lire et écrire l’anglais, le français et l’italien et que son passé était entaché d’un « scandale ».

Cortland quitta les autres en 1923, à leur arrivée à New York. Stella, Lionel, Antha et l’Italienne s’installèrent à Greenwich Village, où Stella se prit d’amitié pour de nombreux intellectuels et artistes, fit quelques tentatives pour peindre des tableaux, qu’elle qualifiait toujours d’« atroces », et se mit un peu à l’écriture « hideuse » – et à la sculpture – « une horreur ».

D’après les commérages, Stella était extrêmement généreuse. Elle fit des « dons » fabuleux à divers peintres et poètes, acheta une machine à écrire à un écrivaillon sans le sou, un chevalet à un peintre et offrit même une voiture à un poète.

Pendant ce temps, Lionel reprit ses études, apprenant le droit constitutionnel avec un des Mayfair de New York. Il passa aussi un temps considérable dans les musées et traînait fréquemment Stella à l’opéra, qu’elle trouvait ennuyeux, aux concerts, qu’elle aimait un peu mieux, et aux ballets, qu’elle adorait.

Les Mayfair de New York dépeignent Lionel et Stella comme absolument je-m’en-foutistes et charmants, d’une énergie inépuisable, qui passaient leur temps à s’amuser et à réveiller des membres de la famille en frappant à leur porte au petit matin.

Sur deux photos prises à New York, Stella et Lionel ont l’air très heureux. Lionel fut toute sa vie un homme à la taille mince, aux yeux verts hérités du juge McIntyre et aux cheveux blond vénitien. Il ne ressemblait pas du tout à Stella. Des proches ont fait remarquer plus d’une fois que les nouveaux venus étaient étonnés quand ils apprenaient que Lionel et Stella étaient frère et sœur. Ils s’imaginaient qu’ils étaient autre chose l’un pour l’autre.

Nous ignorons si Stella avait des amants. En fait, son nom n’a jamais été associé à celui d’un homme, à part Lionel. Malgré tout, on disait qu’elle aimait beaucoup les jeunes gens. Deux jeunes artistes ont déclaré être fous d’amour pour elle mais qu’elle avait toujours « refusé de se laisser enchaîner ».

Lionel était un personnage calme et plutôt réservé. Il adorait regarder Stella danser et rire. Lui-même aimait beaucoup danser avec elle. Mais il vivait toujours dans son ombre. Il semblait tirer sa vitalité d’elle et quand elle n’était pas là, il était « comme un miroir vide ». On remarquait à peine sa présence.

Enfin, en 1924, Stella, Lionel, Antha et Maria rentrèrent à La Nouvelle-Orléans. Mary Beth donna une énorme réception familiale à First Street et les descendants de la famille disent encore avec tristesse que ce fut sa dernière réception avant qu’elle ne tombe malade.

A cette époque, un incident très étrange se produisit.

Comme nous l’avons mentionné, le Talamasca disposait d’une équipe d’enquêteurs avertis travaillant à La Nouvelle-Orléans.

Ceux-ci ne posaient jamais de questions sur les informations qu’on leur demandait de réunir sur telle ou telle famille. L’un d’eux, spécialisé dans les divorces, avait fait savoir depuis longtemps aux photographes en vogue de la ville qu’il paierait grassement toute photo de la famille Mayfair, surtout de la branche vivant à First Street.

L’un de ces photographes, Nathan Brand, qui possédait un studio à la mode dans Saint Charles Avenue, fut appelé à First Street pour faire les photos de cette énorme réception. Un peu à la façon d’un photographe de mariage.

Une semaine plus tard, il apporta ses clichés à Mary Beth et à Stella, qui choisirent ceux qu’elles voulaient, laissant les autres de côté.

Mais Stella reprit l’un des clichés laissés de côté – une photo de groupe avec sa mère et sa fille, où Mary Beth tenait un gros collier d’émeraude autour du cou d’Antha – et inscrivit au dos : « Pour le Talamasca. Amitiés. Stella. D’autres observent aussi. » Puis, remettant la photo au photographe, elle éclata de rire en expliquant que son ami enquêteur comprendrait de quoi il retournait.

Le photographe était très embarrassé. Il clama son innocence puis présenta ses excuses. Mais, quoi qu’il dise, Stella ne cessait de rire. Enfin, d’une façon des plus charmantes et rassurantes, elle lui dit : « Monsieur Brand, vous ne faites que vous enfoncer davantage. Donnez juste la photo à l’enquêteur. » Et c’est ce qu’il fit.

L’objet nous parvint un mois plus tard et eut un effet décisif sur notre approche de la famille Mayfair.

A cette époque, le Talamasca n’avait désigné aucun membre particulier sur l’enquête Mayfair. Lorsqu’elles arrivaient, les informations allaient rejoindre les dossiers tenus par les archivistes. Arthur Langtry, un érudit exceptionnel et brillant spécialiste de la sorcellerie, connaissait bien le dossier mais s’occupait depuis toujours de trois autres cas qui devaient l’obséder jusqu’à la fin de sa vie.

Il accepta de relire toutes les pièces du dossier mais des affaires pressantes l’en empêchèrent. Il eut simplement le temps de recruter un quatrième détective pour La Nouvelle-Orléans et de découvrir un excellent nouveau contact : Irwin Dandrich, fils désargenté d’une famille fabuleusement riche, qui se mouvait dans les hautes sphères de la société et vendait des informations à qui en recherchait, détectives, avocats chargés de divorces, enquêteurs d’assurances et même des journaux à scandale.

Je me permets de rappeler au lecteur que le dossier, à l’époque, ne contenait pas le présent récit car tous les documents n’avaient pas encore été collationnés. Il contenait les lettres et le journal de Petyr Van Abel, un tas de témoignages, des photos, des coupures de journaux, etc. Une chronologie était périodiquement mise à jour par les archivistes mais elle était pour le moins sommaire. Cette photographie et son message sans équivoque causèrent donc un certain remue-ménage au sein du Talamasca. Au point qu’un jeune membre, un Texan du nom de Stuart Townsend (devenu presque anglais depuis le temps qu’il vivait à Londres) demanda à étudier le dossier des sorcières Mayfair en vue de diriger les investigations. Après un examen attentif de sa demande, le dossier fut remis entre ses mains.

Stuart s’occupant déjà de plusieurs autres affaires d’importance, il lui fallut trois ans pour achever son étude. Nous reviendrons sur lui et sur Arthur Langtry en temps voulu.

Après son retour, Stella reprit la vie qu’elle menait avant de partir pour l’Europe. Elle fréquentait les bars clandestins, donnait des réceptions pour ses amis, était invitée à de nombreux bals de mardi gras, où elle faisait toujours sensation, et se comportait en général en femme fatale.

Nos enquêteurs n’eurent aucun mal à réunir des informations à son sujet car elle ne se cachait pas et alimentait les ragots de toute la ville. Irwin Dandrich écrivit même à notre agence de détectives de Londres que son travail se résumait à entrer dans les salles de bal et à écouter tout ce qu’on racontait sur Stella. Quelques coups de téléphone passés le samedi matin lui fournissaient également des flots d’informations.

Grâce à Dandrich et à d’autres, l’idée que l’on pouvait se faire de Stella, après son retour d’Europe, s’est faite de plus en plus précise. Selon les proches, Carlotta désapprouvait le comportement de sa sœur et se disputait souvent à ce sujet avec Mary Beth. Elle réclamait sans cesse, et en vain, que Stella se calme un peu. D’autres témoignages (dont ceux des domestiques et de Dandrich) corroborent ce point mais Mary Beth ne se souciait guère des incartades de sa fille, la trouvait délicieusement insouciante, et refusait qu’elle soit bridée.

Elle aurait même dit à l’un de ses collègues (qui s’empressa de le rapporter à Dandrich) : « Stella est comme je serais si je devais refaire ma vie depuis le début. J’ai travaillé trop pour obtenir trop peu. Qu’elle s’amuse ! »

Mary Beth était alors déjà gravement malade et probablement très fatiguée. De plus, elle était une femme trop fine pour ne pas apprécier les différentes révolutions culturelles des années 20, que nous ne pouvons apprécier à leur juste valeur en cette fin de XXe siècle.

La véritable révolution sexuelle de ce siècle a débuté dans les années 30, en cette période tumultueuse de grande révolution vestimentaire pour les femmes. Non contentes d’abandonner corsets et jupes longues, elles ont par la même occasion jeté leurs bonnets par-dessus les moulins, passant leurs nuits à boire et à danser dans les bars, ce qui aurait été totalement impensable dix ans plus tôt. L’adoption des voitures fermées conféra à tous une intimité sans précèdent et une grande liberté de mouvement. La radio était dans tous les foyers d’Amérique, tant ruraux qu’urbains, le cinéma faisait rêver avec ses images glamour et les revues, les livres, les pièces de théâtre furent radicalement métamorphosés par une franchise, une liberté et une tolérance nouvelles.

En 1925, les médecins diagnostiquèrent chez Mary Beth un cancer incurable. Les cinq mois suivants, jusqu’à sa mort, elle souffrit tellement qu’elle ne sortait plus de la maison.

Retirée dans la chambre au nord, au-dessus de la bibliothèque, elle passa ses derniers jours à peu près supportables à lire les romans qu’elle n’avait jamais lus jeune. De nombreux parents lui rendant visite lui apportaient toutes sortes de grands classiques de la littérature. Mary Beth montrait un intérêt particulier pour les sœurs Brontë, ainsi que pour Dickens, dont Julien lui faisait la lecture quand elle était petite.

Daniel McIntyre était terrifié à l’idée que sa femme allait le quitter. Lorsqu’on lui fit comprendre que Mary Beth ne guérirait jamais, il sombra complètement et définitivement dans l’alcool et l’on dit que personne ne l’avait jamais revu à jeun ensuite.

Pendant cette période, Carlotta revint s’installer dans la maison afin d’être proche de sa mère et passa de longues nuits à veiller auprès d’elle. Lorsque Mary Beth souffrait trop pour lire, Carlotta lui faisait la lecture à haute voix. Elle lui lut ainsi Les Hauts de Hurlevent et une bonne partie de Jane Eyre.

Stella avait mis un terme à ses frasques et restait à la maison pour préparer les repas de sa mère – bien souvent trop malade pour avaler quoi que ce soit – et demander l’avis de médecins du monde entier, par courrier ou par téléphone.

Finalement, l’après-midi du 11 septembre 1925, Mary Beth perdit connaissance. Le prêtre présent entendit un énorme coup de tonnerre et rapporta que la pluie s’était mise à tomber. Stella quitta la chambre et se rendit dans la bibliothèque pour téléphoner à tous les Mayfair de Louisiane et de New York.

Selon le prêtre, les domestiques et de nombreux voisins, les Mayfair commencèrent à affluer en une vague incessante à partir de 16 heures et pendant douze heures. Des voitures étaient garées tout le long de First Street, jusqu’à Saint Charles Avenue et dans Chestnut Street, de Jackson à Washington.

Le déluge continua, diminuant un peu pendant quelques heures pour devenir une bruine puis se transformant en une pluie dense. Il pleuvait dans tout Garden District mais nulle part ailleurs dans la ville. Personne ne s’en aperçut.

De plus, la majorité des Mayfair de La Nouvelle-Orléans s’était équipée de parapluies et d’imperméables, comme s’ils avaient su à quoi s’attendre.

Des domestiques s’affairaient à servir du café et du vin européen de contrebande aux visiteurs, qui remplissaient les salons, la bibliothèque, l’entrée, la salle à manger et s’asseyaient même sur les marches de l’escalier.

A minuit, le vent se mit à mugir. Les énormes chênes postés comme des sentinelles devant la maison commencèrent à branler si fortement qu’il était à craindre que leurs branches ne cassent. Les feuilles tombaient aussi fort que la pluie.

La chambre de Mary Beth était bondée. Ses enfants, ses neveux et nièces étaient tous là, dans un profond silence respectueux. Carlotta et Stella étaient assises au pied de son lit, loin de la porte, et les parents entraient et sortaient sur la pointe des pieds.

Daniel McIntyre restait invisible. Il avait pris une cuite carabinée et s’était couché dans l’appartement de Carlotta, au-dessus des écuries.

Vers 1 heure du matin, des Mayfair au visage solennel attendaient sous le porche devant la maison, certains patientant même sous la pluie, se protégeant tant bien que mal avec leurs parapluies ou des journaux, le col relevé. D’autres étaient restés dans leurs voitures.

A 1 h 35, le docteur Lyndon Hart fut témoin d’un phénomène bizarre. Il confessa plus tard à plusieurs de ses confrères que « quelque chose d’étrange » s’était produit dans la pièce.

En 1929, il fit à Irwin Dandrich le récit suivant.

— Je savais qu’elle était presque morte. J’avais arrêté de vérifier son pouls car je trouvais que me lever sans cesse et adresser un simple signe de tête à l’assistance pour indiquer qu’elle vivait toujours manquait de dignité. Chaque fois que j’approchais du lit, des murmures anxieux parcouraient la foule, jusque dans le couloir.

« Ainsi, pendant la dernière heure, je me suis abstenu de faire quoi que ce soit. J’attendais en regardant autour de moi. Seule la famille très proche était près du lit, à part Cortland et son fils Pierce. Elle avait les yeux à demi ouverts, la tête tournée vers Stella et Carlotta. Carlotta lui tenait la main. La malade respirait de façon très irrégulière. Je lui avais administré autant de morphine qu’il était possible.

« C’est à ce moment-là que ça s’est produit. J’étais peut-être en train de rêver dans un demi-sommeil mais cela m’a paru très réel sur l’instant. J’ai aperçu tout un groupe de personnes un peu hétéroclite : une vieille dame que je connaissais de vue était penchée au-dessus de Mary Beth, et un vieil homme très grand et distingué, qui me paraissait familier, était présent aussi. Et puis également un jeune homme pâle vêtu d’une façon très guindée, avec des vêtements magnifiques mais complètement démodés. Il lui a embrassé les lèvres puis lui a fermé les yeux.

« Pris d’inquiétude, je me suis immédiatement levé. Les parents pleuraient dans le couloir. Quelqu’un sanglotait. Cortland Mayfair pleurait. Et la pluie avait redoublé. Le tonnerre était même assourdissant. Il y a eu un éclair et j’ai vu que Stella me regardait d’une façon apathique et misérable. Carlotta pleurait aussi. J’ai compris que ma patiente était morte.

« Je ne suis jamais parvenu à m’expliquer ce phénomène. J’ai immédiatement examiné Mary Beth et confirmé que c’était fini. Mais ils savaient déjà. Tous. Tentant désespérément de cacher ma confusion, j’ai aperçu la petite Antha dans un coin, à quelques pas derrière sa mère. Le grand jeune homme était avec elle puis, subitement, il a disparu. En fait, il a disparu si vite que c’était à se demander s’il avait jamais été là.

« Mais je vais vous dire pourquoi je suis certain qu’il était là. Quelqu’un d’autre l’a vu. C’était Pierce Mayfair, le fils de Cortland. Juste après la disparition du jeune homme, je me suis retourné et j’ai vu que Pierce regardait exactement au même endroit que moi un instant plus tôt. Il a regardé Antha puis moi. Tout de suite, il a essayé de paraître naturel, comme si de rien n’était, mais je sais qu’il a vu cet homme.

« Quant au reste, il n’y avait plus aucune vieille femme et le grand vieillard était invisible. Mais savez-vous qui c’était ? Je crois que c’était Julien Mayfair. Je ne l’ai pas connu mais j’ai vu un portrait de lui un peu plus tard, sur le mur de l’entrée, en face de la porte de la bibliothèque.

« A dire la vérité, je ne crois pas qu’aucune personne présente dans la chambre ne m’ait prêté la moindre attention. Les servantes ont commencé à laver le visage de Mary Beth et à la préparer pour que les parents viennent lui rendre les derniers hommages. Quelqu’un a allumé des bougies. La pluie n’arrêtait pas de tomber. Elle ruisselait contre les carreaux.

« Je me rappelle avoir fendu la foule pour descendre l’escalier. J’ai retrouvé le père McKenzie dans la bibliothèque et j’ai rempli le certificat de décès. Le prêtre était assis sur le canapé avec Belle et essayait de la réconforter en lui disant que sa mère était montée au ciel et qu’elle la reverrait un jour. Pauvre petite Belle ! « Je ne veux pas qu’elle aille au ciel et je veux la voir tout de suite », a-t-elle dit.

« C’est au moment de partir que j’ai aperçu le portrait de Julien Mayfair et que je me suis rendu compte que c’était lui que j’avais vu dans la chambre. Une chose étrange s’est encore produite. J’étais si ébahi quand j’ai vu le portrait que j’ai laissé échapper : « C’est l’homme. »

« Une personne non loin de moi, qui fumait une cigarette, je crois, a levé les yeux, m’a vu, a regardé le portrait sur sa gauche puis a dit avec un petit rire : « Oh non ! Ce n’est pas l’homme. C’est Julien. »

« Par la suite, quand j’ai eu estimé qu’un laps de temps suffisant s’était écoulé, j’ai raconté cet incident à Cortland. Cela ne l’a pas du tout perturbé. Il m’a écouté et m’a dit que j’avais bien fait de lui en parler mais qu’il n’avait rien vu de spécial dans la chambre.

« Mais n’allez pas raconter cette histoire à tout le monde. Les fantômes sont monnaie courante à La Nouvelle-Orléans mais les médecins qui les voient le sont moins ! Et je ne crois pas que Cortland apprécierait s’il savait que je vous ai raconté cette histoire. Bien sûr, je n’en ai jamais parlé à Pierce. Quant à Stella, je crois sincèrement qu’elle se soucie bien peu de ce genre de chose. Si elle se soucie de quelque chose, j’aimerais bien savoir de quoi.

Les funérailles de Mary Beth furent grandioses, aussi grandioses que son mariage vingt-six ans plus tôt. Tout le monde s’accorde à dire que Daniel McIntyre n’y a pas assisté jusqu’au bout. Après la messe, Carlotta l’a ramené à la maison avant de rejoindre les autres qui quittaient l’église.

Avant que le cercueil ne soit descendu dans la fosse, plusieurs personnes firent une courte allocution. Pierce dit que Mary Beth avait été son mentor, Cortland rendit hommage à son sens de la famille et à sa générosité envers tous, et Barclay déclara qu’elle était irremplaçable et que ceux qui la connaissaient et l’aimaient ne l’oublieraient jamais. Lionel passa son temps à consoler Belle et Millie.

La petite Antha n’était pas présente, pas plus que Nancy (une Mayfair adoptée, dont nous avons déjà parlé, et que Mary Beth faisait passer pour une fille de Stella).

Stella était complètement abattue mais ne manqua pas de choquer tout le monde en s’asseyant sur une tombe proche pendant les allocutions, balançant ses jambes et buvant à la bouteille quantité de liqueur. Avant la fin de l’oraison funèbre de Barclay, elle lui lança, assez fort : « Allez, Barclay ! Qu’on en termine ! Elle détestait ce genre de chose. Si tu continues elle va ressusciter et te dire de la boucler. »

L’entrepreneur des pompes funèbres remarqua qu’un grand nombre de parents se mirent à rire tandis que d’autres essayaient de se retenir pour ne pas en faire autant. Barclay riait aussi, tandis que Cortland et Pierce esquissaient un sourire. On raconte que la branche française de la famille était mortifiée par la conduite de Stella tandis que la branche irlandaise pouffait de rire.

Barclay se moucha puis dit : « Au revoir, ma bien-aimée. » Puis il embrassa le cercueil, recula et tomba en sanglotant dans les bras de Cortland et de Garland.

Stella descendit de sa tombe, s’approcha du cercueil, l’embrassa et dit au prêtre : « Allez, mon père, finissez-en ! »

Lorsque le prêtre eut achevé de dire les paroles en latin, Stella prit une rose dans un des bouquets, en cassa la tige et la planta dans ses cheveux.

Les plus proches parents retournèrent à First Street et, avant minuit, des morceaux de piano et des chants si forts provenaient du salon que les voisins furent choqués.

Les funérailles du juge McIntyre furent moins grandioses mais très tristes. Beaucoup de Mayfair l’appréciaient énormément.

Avant de poursuivre, nous voulons faire remarquer une fois encore que Mary Beth fut la dernière sorcière puissante de la lignée. On peut se demander ce qu’elle aurait fait de son pouvoir si elle n’avait pas été si attachée à sa famille, si pragmatique et si indifférente à la vanité et à la notoriété. Tout ce qu’elle avait fait était destiné exclusivement à sa famille. Sa recherche du plaisir s’était exprimée à travers les réunions qu’elle organisait pour que la famille garde une image forte d’elle-même.

Stella n’avait pas cet amour de la famille et n’était pas non plus pragmatique. La notoriété ne la dérangeait pas et elle accordait une grande importance au plaisir. Mais, pour que le portrait soit plus complet, il faut aussi faire remarquer qu’elle n’était pas ambitieuse. En fait, elle semblait avoir bien peu de buts dans la vie.

Sa devise aurait pu être : « Vivre ».

 

L’HISTOIRE DE STELLA

 

Selon la légende familiale et les commérages des voisins et des paroissiens, Stella se déchaîna après la disparition de ses parents.

Tandis que Cortland et Carlotta se débattaient dans les histoires de gestion de l’héritage, Stella donnait des réceptions tapageuses à First Street et les rares réunions familiales qu’elle organisa en 1926 furent tout aussi choquantes, avec bière et bourbon de contrebande coulant à flots, orchestres de jazz et invités dansant le charleston jusqu’à l’aube. Certains des parents plus âgés ne restaient pas longtemps et d’autres ne retournèrent plus à First Street, n’étant plus invités ou ne voulant plus venir.

Entre 1926 et 1929, Stella coupa progressivement les liens familiaux tissés par sa mère et perdit contact avec une grande partie de la famille.

« Ce fut le début de la fin », commenta l’un des cousins. « En fait, Stella n’avait pas envie de s’ennuyer avec tout ça », nous dit un autre. Et un troisième : « Nous en savions trop sur elle et elle le savait. Elle n’avait pas envie de nous voir. »

L’image que nous avons de Stella durant cette période est celle d’une jeune fille très active, très heureuse, qui n’avait aucun esprit de famille mais bien d’autres centres d’intérêt. Elle était notamment très attirée par les jeunes écrivains et artistes et un tas de gens intéressants venaient souvent à First Street, dont des écrivains et des peintres qu’elle avait fréquentés à New York.

De nombreux intellectuels assistaient à ses réceptions et elle devint très populaire parmi ceux qui ne craignaient pas de prendre des risques sociaux. La bonne société de La Nouvelle-Orléans, dans laquelle Julien avait évolué, lui avait pratiquement fermé ses portes. C’est en tout cas ce que prétendait Irwin Dandrich. Mais Stella s’en moquait.

Elle menait la vie de bohème à la mode dans le quartier français, fréquentait les cafés et les galeries d’art, ramenait des musiciens pour qu’ils jouent chez elle et ouvrait grandes ses portes à tous les poètes et peintres sans le sou.

Pour les domestiques, ce mode de vie était un facteur de chaos, pour le voisinage, c’était un scandale et du bruit. Mais Stella n’était pas une buveuse invétérée comme l’avait été son Irlandais de père. Au contraire, on ne l’a jamais décrite comme une alcoolique et il semble qu’elle ait eu durant cette année une vie intellectuelle intense.

Elle entreprit de changer tout le mobilier de la maison et dépensa une fortune en peintures, rideaux et meubles délicats très onéreux de style Arts déco. Le salon fut envahi de palmiers en pots, comme Richard Llewellyn l’avait décrit. Elle acheta un grand piano Bösendorfer et fit installer un ascenseur en 1927, après avoir fait construire une gigantesque piscine sur la pelouse derrière la maison et un cabanon pour que ses invités puissent se doucher et s’habiller sans devoir entrer dans la maison.

Tout cela – ses nouveaux amis, les réceptions et la nouvelle décoration – choqua les parents les plus collet monté, qui se détournèrent complètement d’elle lorsque, un an après la mort de Mary Beth, elle abandonna définitivement les réceptions familiales.

Pour le mardi gras de 1927, elle donna un bal masqué dont on parla pendant six mois à La Nouvelle-Orléans. Des gens de toute condition y assistèrent, la maison était magnifiquement éclairée, du Champagne de contrebande fut servi à profusion et un orchestre de jazz jouait sous la véranda. Des dizaines d’invités se baignèrent nus et, au matin, au dire de voisins scandalisés, la réception n’était plus qu’une véritable orgie. Les cousins qui n’avaient pas été conviés étaient furieux. Certains appelèrent Carlotta pour lui demander des explications mais tout le monde savait la réponse : Stella ne voulait pas qu’une bande de tristes sires lui gâchent sa soirée.

Des domestiques rapportèrent que Carlotta était outrée par le bruit et scandalisée de voir que la soirée dégénérait. Sans parler du prix qu’elle allait coûter. Peu avant minuit, elle quitta la maison en emmenant Antha et Nancy et n’y reparut pas avant l’après-midi du lendemain.

Ce fut la première dispute en public entre Stella et Carlotta. Mais des proches racontèrent qu’elles avaient fini par se réconcilier. Lionel s’était arrangé pour que les deux sœurs fassent la paix et Stella avait accepté de rester plus souvent à la maison avec Antha, d’être moins dépensière et de faire moins de bruit. La question de l’argent semblait très importante pour Carlotta, qui trouvait que remplir une piscine de Champagne était un péché.

Plus tard dans l’année, le premier d’une série d’incidents mondains se produisit. Stella invita certains Mayfair à une « soirée intéressante » où l’on devait parler de l’Histoire de la famille et des « dons parapsychiques » uniques de certains de ses membres. Le bruit courut qu’il était question de rites vaudous. (Selon les témoignages de domestiques, Stella s’y connaissait bien en vaudou et certains disaient que des gens de couleur du quartier français l’y avaient initiée.)

De nombreux parents ne comprirent pas la raison de cette réunion, ne prirent pas au sérieux la rumeur concernant les pratiques vaudoues et furent vexés de ne pas être conviés.

En fait, cette petite réunion causa de grands remous dans la famille. Pourquoi Stella avait-elle pris la peine d’étudier la généalogie de la famille et d’inviter tel ou tel parent que personne n’avait vu depuis des lustres alors qu’elle n’avait même pas la courtoisie d’inviter ceux qui avaient connu et aimé Mary Beth ? Les portes de la maison avaient toujours été ouvertes à tout le monde et, maintenant, Stella faisait une sélection pour choisir les heureux élus.

Malgré les ragots et les rancœurs des uns et des autres, nous n’avons pas pu retrouver qui était présent à cette étrange soirée. Nous savons seulement que Lionel, Cortland et son fils Pierce étaient là. (Pierce n’avait que dix-sept ans et allait à l’école chez les jésuites. Son inscription à Harvard avait été acceptée.)

Nous savons aussi que la réunion dura toute la nuit et que Lionel partit avant la fin, « dégoûté ». Les invités refusèrent par la suite de raconter aux absents ce qui s’était passé et furent critiqués par tout le monde. D’autres petites réunions secrètes eurent lieu, les invités étant tenus de jurer de ne jamais révéler ce qui s’y déroulait.

Carlotta aurait eu de grandes discussions avec Cortland à ce sujet. Elle tenait absolument à ce qu’Antha et Nancy quittent la maison. Mais Stella n’aurait jamais accepté qu’Antha aille en pension.

Pendant ce temps. Lionel et Stella ne cessaient de se disputer. Un témoin anonyme appela l’un de nos détectives pour lui dire que Stella et Lionel s’étaient querellés dans un restaurant et que Lionel était parti, furieux.

Lorsque notre enquêteur commença à poser des questions à droite et à gauche, il découvrit que tout le monde en ville savait que la famille se déchirait à propos de la petite Antha. Stella menaçait de repartir pour l’Europe avec sa fille et suppliait Lionel de l’accompagner. Carlotta ordonnait à Lionel de ne pas céder.

C’est à ce moment-là que Lionel commença à se montrer à la messe de la cathédrale Saint Louis en compagnie d’une petite-nièce de Suzette Mayfair, Claire Mayfair, dont la famille vivait dans une magnifique maison d’Esplanade Avenue. Cette relation fit beaucoup jaser.

Selon les domestiques, on se chamaillait souvent dans la famille. Il n’était pas rare d’entendre des claquements de portes et des éclats de voix.

Lorsque Carlotta voulut interdire les réunions vaudoues, Stella lui demanda de quitter la maison. « Plus rien n’est pareil sans mère, dit Lionel. Tout a commencé à dégénérer à la mort de Julien, mais sans mère, c’est devenu impossible. Carlotta et Stella sont comme chien et chat dans cette maison. »

Antha et Nancy ne seraient jamais allées à l’école sans l’intervention de Carlotta. Les archives scolaires que nous avons pu examiner montrent que c’est elle qui a inscrit Antha à l’école et s’est rendue aux diverses convocations priant la famille de l’en retirer. Au dire de tous, Antha était complètement inapte à toute scolarité. En 1928, elle fut renvoyée de Saint Alphonse.

La sœur Bridget Marie, qui se souvient aussi bien d’Antha que de sa mère, raconte à peu près les mêmes histoires sur Stella et sa fille. Le récit qu’elle m’en fit en 1969 vaut la peine d’être mentionné dans son entier.

— Antha était toujours avec son ami invisible. A n’importe quel moment, elle se retournait pour lui murmurer quelque chose comme si personne d’autre n’avait été là. Quand elle ne connaissait pas les réponses aux questions qu’on lui posait, il les lui soufflait. Toutes les sœurs le savaient.

« Le pire de tout, c’est que certaines des autres élèves le voyaient aussi. C’était toujours dans la cour de l’école. Comme je vous l’ai dit, la fillette était timide. Elle allait s’asseoir seule pour lire un livre près du grand mur en briques et il arrivait tout de suite. Un homme ! Vous rendez-vous compte ? Lorsque nous avons appris que c’était un homme adulte, nous avons toutes été choquées. Jusque-là, nous avions cru qu’il s’agissait d’un jeune enfant ou d’une sorte d’esprit enfantin, si vous voyez ce que je veux dire. Mais c’était un homme grand aux cheveux sombres.

« Non, je ne l’ai jamais vu. Aucune des sœurs ne l’a vu. Les élèves, oui. Et elles en ont parlé au père Rafferty. Moi aussi, d’ailleurs. C’est lui qui a appelé Carlotta Mayfair pour qu’elle retire Antha de l’école.

« Ce n’était pas la peine d’appeler sa mère. Tout le monde savait qu’elle s’adonnait à la sorcellerie. Elle allait acheter des bougies noires dans le quartier français pour ses rites vaudous. Vous savez qu’elle faisait participer d’autres Mayfair à ces rites ? Je l’ai appris bien plus tard. Elle avait recherché les autres parents qui étaient des sorciers et elle les faisait venir chez elle.

« Elle organisait des séances où l’on allumait les bougies noires, où l’on faisait brûler de l’encens et où l’on chantait des chants célébrant le diable. On m’a dit qu’ils faisaient apparaître leurs ancêtres. Je ne sais plus qui m’a dit ça mais j’en suis certaine. Et j’y crois.

Pendant l’été 1929, Pierce renonça à son projet d’entrer à Harvard et, contre l’avis de son père et de ses oncles, décida d’aller à Tulane. Il avait assisté à toutes les réunions secrètes de Stella et, selon Dandrich, ils étaient très proches l’un de l’autre… Pierce n’avait pas dix-huit ans.

Fin 1928, Carlotta déclara à des collègues que Stella était une mère indigne et qu’il fallait saisir le tribunal pour qu’on lui retire la garde de sa fille. Cortland nia cette rumeur mais tout le monde savait qu’on en était là. Carlotta avait demandé aux frères Mayfair de se ranger à ses côtés.

Pendant ce temps, Stella et Pierce traînaient ensemble jour et nuit, emmenant souvent la petite Antha avec eux. Stella lui achetait sans arrêt des poupées, l’emmenait prendre le petit déjeuner chaque matin dans un hôtel différent du quartier français. Pierce accompagnait Stella quand celle-ci acheta dans Decatur Street un immeuble qu’elle voulait transformer en appartement pour être tranquille.

« Que Millie et Belle gardent la maison de First Street, et Carlotta, par la même occasion ! » déclara-t-elle à l’agent immobilier. Pierce riait à tout ce que Stella disait. Antha, petite fille mince de sept ans, au teint de porcelaine et aux doux yeux bleus, était présente, avec son énorme nounours. Stella, Pierce, Antha et l’agent immobilier allèrent ensuite déjeuner ensemble. L’agent dira à Dandrich par la suite : « Elle est charmante, absolument charmante. Je crois que les gens de First Street sont bien trop sinistres pour elle. »

En 1928, Carlotta engagea une procédure légale pour obtenir la garde d’Antha dans le dessein, apparemment, de l’envoyer à l’école.

Cortland fut horrifié que Carlotta aille si loin. Lui qui avait été jusque-là en termes amicaux avec elle menaça de s’opposer légalement à elle si elle ne renonçait pas à son projet. Barclay, Garland, le jeune Sheffield et d’autres membres de la famille prirent position en faveur de Cortland. Personne ne laisserait Carlotta traîner Stella devant les tribunaux pour qu’on lui enlève sa fille tant que Cortland serait vivant.

Lionel, torturé par cette histoire, prit également le parti de Cortland. Il suggéra même que Stella parte quelque temps pour l’Europe avec lui en laissant Antha à la garde de Carlotta.

Finalement, Carlotta retira sa demande de garde légale mais ses relations avec les descendants de Julien en furent définitivement altérées. Tout le monde commença à se disputer pour des questions d’argent.

Au cours de l’année 1927, Carlotta avait persuadé Stella de lui signer une procuration pour s’occuper de certaines affaires. Après la dispute pour la garde d’Antha, elle essaya de se servir de cette procuration pour prendre des décisions capitales concernant l’héritage qui, depuis la mort de Mary Beth, était entièrement géré par Cortland.

Les frères Mayfair, Cortland, Garland, Barclay et, plus tard, Pierce, Sheffield et d’autres, refusèrent d’honorer ce document. Ils refusèrent de se conformer à l’ordre de Carlotta de liquider les investissements très audacieux mais profitables qu’ils avaient faits depuis des années pour le compte de la succession. Ils firent venir Stella à leur bureau pour qu’elle révoque la procuration et réaffirme qu’ils étaient les seuls administrateurs de sa fortune.

Des querelles interminables s’ensuivirent et se poursuivent encore aujourd’hui. Après la bataille juridique pour la garde d’Antha, Carlotta ne fit plus jamais confiance aux fils de Julien. Elle ne cessa de leur réclamer des renseignements, des explications sur leur gestion de l’héritage, menaçant de les traîner en justice au nom de Stella (et plus tard d’Antha et de Deirdre) au moindre doute. Ce manque de confiance les vexa profondément mais ils répondirent patiemment à ses questions et tentèrent de lui expliquer honnêtement ce qu’ils faisaient. Mais Carlotta n’était jamais satisfaite et posait de nouvelles questions, provoquait des réunions, les harcelait au téléphone et proférait à leur encontre des menaces à peine voilées.

Il est intéressant de noter que presque tous les employés de Mayfair & Mayfair semblaient habitués à ce petit jeu.

En 1928, les frères furent obligés de quitter la maison de First Street où ils étaient tous nés. Vingt-cinq ans plus tard, quand Pierce et Cortland demandèrent à examiner certains biens ayant appartenu à Julien, ils ne furent même pas autorisés à entrer dans la maison.

A l’automne 1928, cependant, Pierce vivait pratiquement à plein temps à First Street et à partir du printemps 1929 il était partout avec Stella et jouait pour elle le rôle polyvalent de « secrétaire personnel, chauffeur, punching-ball et oreiller pour pleurer ». Cortland n’en était pas enchanté mais laissait faire. Il disait à ses amis et à ses proches que Pierce était un gentil garçon, qu’il se lasserait de cette vie et qu’il irait faire des études dans l’Est comme tous les garçons de son âge l’avaient fait.

L’histoire montrera qu’il ne s’est jamais lassé de cette vie et de Stella. Mais nous abordons maintenant l’année 1929 et nous devons interrompre ce récit pour parler du cas étrange de Stuart Townsend, un de nos frères du Talamasca, qui désirait si ardemment prendre contact avec Stella l’été de cette année-là.

 

Le lien maléfique
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